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L’Âge d’or

L’année exacte de sa naissance restera un mystère, mais elle intervient sans nul doute au début de la seconde moitié du XVe siècle, dans une Europe qui ne manque pas de livres, mais où le latin reste toujours la langue d’apprentissage, d’autant plus pour celui qui sera plus ou moins contraint d’entrer dans les ordres. Fruit d’une union illégitime, Érasme bénéficie pourtant d’une bonne éducation, de Rotterdam à Gouda où sa famille s’installe dans sa prime jeunesse, de Paris où il intègre la Sorbonne et sympathise avec le poète italien Fauste Andrelin à l’Angleterre où il se lie d’amitié notamment avec Thomas More, l’auteur de L’Utopie. Enfant de la Renaissance et fin connaisseur des Anciens, le goût des voyages allié à sa passion pour la correspondance avec différents interlocuteurs internationaux abreuvèrent son inspiration et en firent l’un des chantres du cosmopolitisme (selon sa devise : « le monde entier est notre patrie à tous »), qui n’est que l’une des facettes de son humanisme, lui qui prôna la paix et critiqua le clergé oublieux du message porté par les évangiles. Son œuvre la plus renommée à l’époque et de nos jours est Éloge de la folie (1511), faux divertissement satirique et vrai manuel philosophique, dans lequel la déesse éponyme s’adresse aux hommes et épingle leurs travers. Cet ouvrage aura fait rire, dit-on, jusqu’au Pape Léon X, ce qui n’empêchera pas sa mise à l’index après la mort de son auteur, survenue le 12 juillet 1536 à Bâle. Dans la même lignée, il conviendra également de citer Dirck Volkertszoon Coornhert (1522-1590) qui, outre le fait qu’il traduisit en néerlandais Érasme et une partie de la Bible, rédigea le Manifeste de Guillaume le Taciturne qui signa le soulèvement des Pays-Bas contre la domination espagnole, lutte à laquelle prit part Jan van Hout (1542-1609), poète qui se fit linguiste afin de défendre sa langue.

Pour l’heure, la littérature qui avait au Moyen Âge trouvé place à la Cour via la tradition orale et les récits chevaleresques, investit désormais le milieu bourgeois avec la multiplication des chambres de rhétoriques dont la plus célèbre fut sans aucun doute De Eglantier (L’Églantier dont la fleur, symbole de l’amour, était l’insigne), fondée vers 1517 à Amsterdam.  Ce cercle vit passer les plus illustres écrivains de son temps, au titre desquels il faut mentionner l’Amstellodamois Hendriz Laurenszoon Spiegel (1549-1612) qui la dirigea et composa, entre autres poèmes, une ode à sa ville natale restée célèbre, ainsi que Roemer Visscher, son concitoyen et cadet de deux ans, qui fit de l’épigramme son genre de prédilection. Le dramaturge Samuel Coster (1579-1665) hanta également ce lieu où fut mise en scène sa pièce Teeuwis de boer (Teeuwis le fermier), et peut-être aussi sa tragédie classique Ithys qui est considérée comme la première du genre écrite en néerlandais. C’est à peu près à cette époque vers 1615 que le groupe commença à souffrir de quelques dissensions qui menèrent à l’élaboration d’une autre entité : la Duytsche Academy. Dédiée, elle aussi, à la poésie et au théâtre, elle se voua également à la recherche scientifique en néerlandais (contrairement aux autres universités qui dispensaient encore leurs cours en latin), et était née de la volonté et des talents conjugués de Samuel Coster, Pieter Corneliszoon Hooft (1581-1647) et Gerbrand Adiaenszoon Bredero (1585-1618). Ces deux derniers intellectuels jouissaient d’une audience privilégiée, le premier n’étant rien de moins que considéré comme l’initiateur de la poésie moderne en néerlandais depuis la parution de ses chants Emblamata amatoria en 1611 et ayant bouleversé les codes du théâtre avec Geeraerdt van Velsen (1613), le second s’étant fait remarquer avec ses chansons en langage populaire (Le Grand Chansonnier bouffon, amoureux et pieux) et ayant pris parti, avant ses contemporains, contre l’esclavage dans sa pièce Moortje (1615).

Toutefois, le portrait de cette époque effervescente ne saurait être complet sans Jacobs Cats (1577-1660) qui était, en deux mots, le « La Fontaine de Hollande » , et Joost van den Vondel qui vit le jour à Cologne en 1587 mais s’éteignit à Amsterdam en 1679 que l’on compare tout autant à Molière qu’à Shakespeare pour son ascendant sur le théâtre néerlandais. Sans viser l’exhaustivité, il serait bon aussi de signaler l’œuvre de Gysbert Japiks (1603-1666) écrite en frison qu’il éleva au rang de langue littéraire bien qu’elle ait été complètement désavouée à la fin du XVIe siècle. Concluons enfin comme nous avons commencé, par la naissance d’un philosophe : celle de Baruch Spinoza qui, malgré sa mort prématurée en 1677 à La Haye, à 44 ans seulement, est une figure incontournable dans sa discipline. Ainsi, bien qu’il n’ait pas osé publier de son vivant L’Éthique, et que ce texte fut tout bonnement interdit à sa sortie, il n’en demeure pas moins fondamental et inspira les penseurs, bien au-delà des frontières des Pays-Bas et bien au-delà du XVIIe siècle.

Déclin et renouveau

Volonté d’indépendance et conquête riment avec ouverture sur le monde, mais engendrent une certaine perméabilité aux influences extérieures qui se font tout d’abord françaises. Or, l’importation du classicisme parasite quelque peu l’inspiration novatrice des écrivains locaux, le XVIIIe ne produit donc pas vraiment d’œuvres originales, bien que l’on puisse tout de même signaler le poème épique Friso (1741) de Willem van Haren ou le roman écrit à quatre mains par Betje Wolff et Aagje Deken, Historie van mejuffrouw Sara Burgerhart, qui initie le genre en 1782. Il faut attendre la fin du siècle pour assister à un certain sursaut, qui coïncide avec la publication du roman « sentimentaliste » Julia (1783) de Rhijnvis Feith et, par extension, avec l’apparition progressive du romantisme allemand. Mais les enjeux politiques et autres confrontations prêtent bientôt à ce nouveau courant un accent nationaliste, comme le suggère la poésie de Jan Frederik Helmers (1767-1813) qui de tendre (Nuit, 1788) se fait patriotique (La Nation hollandaise, 1812), surtout à partir du moment où il noue connivence avec son beau-frère, Cornelis Loots, l’auteur de La Langue hollandaise (1814). Celui qui incarne le mieux ce virage est certainement Hendrik Tollens, poète qui affirme ses positions dans Ceux chez qui coule le sang néerlandais, composé en 1817, l’année même où Willem Bilderdijk commence à enseigner l’histoire à Leyde. Cette ville, tout autant que cet homme, vont bénéficier d’une grande importance dans les années à venir : l’Université de Leyde deviendra un haut lieu intellectuel, Bilderdijk réunira à ses côtés admirateurs et disciples, dont le poète Isaäc da Costa, son successeur tout désigné.

Comme souvent, au romantisme répond le réalisme. Cette nouvelle ambition d’être au plus près des faits, qui sait aussi se faire dénonciation, trouve son point d’orgue dans un roman publié sous le pseudonyme de Multatuli (en latin : « j’ai beaucoup supporté »). Max Havelaar (1860) est le récit quasi autobiographique d’Eduard Douwes Dekker qui, après une jeunesse dans sa maison natale devenue depuis musée dédié à sa mémoire (Korsjesportsteeg 20, Amsterdam), avait gagné les Indes néerlandaises où il s’était révolté contre l’oppression que subissait le peuple javanais. Immense best-seller dès sa parution, ce livre se découvre en français aux éditions Babel. Dans la même veine, Jacob Jan Cremer (1827-1880) s’insurgea contre le travail des enfants dans Frabriekskinderen (1863). Le rejet d’une pensée policée s’inscrivit par ailleurs dans la façon même d’écrire, et c’est ainsi que Jacques Perk, qui mourra de maladie à 22 ans, en 1881, bousculera la norme poétique dans ses sonnets qui seront édités par son ami Williem Kloos (1857-1938), chef de file du mouvement dit des Tachtigers (ou quatre-vingtistes). À ses côtés, Albert Verwey, Frederik van Eden ou encore Herman Gorter révolutionnent l’esthétisme convenu et feront paraître leur prose dans De Nieuwe Gids (Le Nouveau Guide).

XXe et XXIe siècles

Tandis que la poésie se tournera de plus en plus vers le symbolisme, avec la Génération 1910 et sa revue De Beweging (Le Mouvement), le roman pour sa part délaissera le réalisme et se nimbera de mystère (voire de mysticisme) comme dans le roman De Stille Kracht (1900) que Louis Couperus situera à Java, tout comme le reste de son œuvre ou se prêtera au néoromantisme (La Frégate Marie-Jeanne d’Arthur van Schendel, 1903) en décrivant un passé imaginaire. À dire vrai, l’époque est plutôt fertile : Nescio fait paraître des nouvelles (De uitvreter, 1911), Simon Vestdijk multiplie les publications, Gerrit Achterberg achève son recueil Afvaart en 1931…, pourtant la menace nazie est déjà prégnante, comme le martèle le critique Menno ter Braak qui cofonde en 1936 un comité de vigilance, et se donnera la mort quatre ans plus tard quand il verra ses craintes confirmées. Le Journal de la toute jeune Anne Frank matérialisera l’horreur de la Seconde Guerre mondiale puisqu’elle y décrira son quotidien dans un appartement clandestin, jusqu’à ce qu’une dénonciation ne l’envoie périr à Bergen-Belsen alors qu’elle n’avait pas 18 ans…

Pas plus ceux qui lui survécurent que la littérature ne sortirent indemnes de ce conflit, l’heure n’était plus à ménager la sensibilité des lecteurs et c’est ainsi qu’apparut un réalisme que d’aucuns qualifièrent de « choquant ». Gerard Reve (Le Quatrième Homme) et Anna Blaman (Op leven en dood) furent parmi les premiers à évoquer l’homosexualité, la leur et celle de leurs personnages. Willem Frederik Hermans n’épargna pas ses pairs dans un essai consacré à la littérature néerlandaise et se montra tout aussi cru dans ses romans (dont La Chambre noire de Damoclès, un chef-d’œuvre selon Milan Kundera). Quant à Harry Mulish, la guerre fut pour lui un drame intime, sa mère étant juive et son père ayant collaboré. Il creusa son obsession dans un essai consacré à Adolf Eichmann (L’Affaire 40/61) mais c’est surtout avec son roman La Découverte du ciel qu’il remporta tous les suffrages, devenant l’un des écrivains les plus prisés des Pays-Bas jusqu’à son décès en 2010.

La quête de l’identité individuelle et non plus collective est certainement la problématique qui accapare les écrivains de la seconde partie du XXe, et qui continue de le faire au XXIe siècle, incluant ceux qui ne sont pas nés aux Pays-Bas mais y résident, avec toutes les questions de double culture ou de rejet que cela engendre. Par ailleurs, le second changement notable se situe au niveau du lectorat, plus éduqué, plus prospère, qui se montre avide de découvertes. Ces découvertes, nous avons désormais la chance de pouvoir aussi les faire en français puisque le nombre de traductions est en constante évolution. Ainsi, nous pouvons nous emparer de l’œuvre d’autrices et d’auteurs qui ont durablement marqué ces dernières décennies, à l’exemple d’Hella S. Haasse (1918-2011), depuis son roman Un goût d’amandes amères jusqu’à son recueil de nouvelles Aloe ferox ; de Cees Nooteboom via ses nouvelles (Le Matelot sans lèvres), ses romans (Rituels, Le Jour des morts) ou ses essais (533 : le livre des jours, Venise : le lion, la ville et l’eau) ; de l’écrivain-historien Geert Mak (Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle), du troublant Hans Maarten van den Brinck (Poids et mesures : une comparaison, Sur l’eau) ou du précoce Arnon Grunberg, né en 1971, qui publia le cultissime Lundis bleus à 22 ans et a reconquis, à l’aube des années 2020, les tables des libraires francophones (Taches de naissance, Des bons gars).