(Re)construire la ville

En 1803, Chicago n’est encore qu’un petit avant-poste de la conquête vers l’Ouest portant le nom de Fort Dearborn. 30 ans plus tard, l’agglomération qui s’est créée autour du fort compte déjà plusieurs milliers d’habitants et cette croissance est en constante augmentation. Il faut donc construire vite pour répondre à la demande de logements. G. W. Snow, ingénieur civil, invente, en 1832, une ossature légère en bois cloutée qui permet de construire rapidement en réduisant les coûts (les clous sont fabriqués en grande série et les tasseaux de bois coupés à la machine). La ville peut continuer à prospérer, tant et si bien d’ailleurs, que les premiers édifices en pierre font leur apparition. À l’époque, les États-Unis n’ont encore aucun véritable modèle architectural national, les architectes s’inspirent donc de ce qui se fait en Europe, et dans les années 1850-1860, c’est le néogothique qui est à l’honneur avec ses décors flamboyants et ses formes médiévales (tours crénelées…) On le retrouve notamment dans deux des plus célèbres édifices de la ville : la Pumping Station et la Chicago Water Tower réalisées par William W. Boyington. Mais en 1871, l’expansion urbaine est stoppée par un terrible incendie qui ravage une grande partie de la ville, révélant les défauts de la jeune cité qui a évolué sans réel plan d’urbanisme, mêlant ruralité et urbanité et multipliant les enchevêtrements d’édifices en bois. Le Conseil Municipal fait modifier le Code du Bâtiment interdisant toute structure en bois. Il faut désormais trouver de nouveaux moyens de reconstruire la ville en prenant en compte les constats tirés de l’incendie, l’accroissement constant de la population et la raréfaction de l’espace. Une seule solution : construire en hauteur. À la suite de l’incendie, les dépressions marécageuses sur lesquelles est bâtie Chicago ont été remblayées et de nouveaux systèmes de maçonnerie ont été créés pour solidifier les bases des édifices. Ainsi, avec l’apparition de l’ascenseur, plus rien désormais ne s’oppose à la course à la verticalité. Ce défi va être relevé par des architectes de talent qui vont faire de Chicago leur laboratoire. C’est ce qu’on appelle l’École de Chicago. Le terme ne désigne pas un mouvement à proprement parler, mais plutôt l’ensemble des édifices réalisés à la fin du XIXe siècle. William Le Baron Jenney est considéré comme le père de cette École de Chicago. Ingénieur avant d’être architecte, il conçoit une ossature métallique ignifugée pouvant supporter le poids d’un immeuble élevé, permettant ainsi d’alléger l’édifice, les murs n’étant plus porteurs. En 1879, il imagine l’un des premiers gratte-ciel de la ville, le Leiter Building. Seuls les étages inférieurs sont recouverts de maçonnerie, le reste de la structure métallique est visible, les espaces vides étant occupés par de grandes fenêtres. Jenney prône l’honnêteté structurelle : il faut que la structure des bâtiments soit apparente et non plus cachée derrière une abondante décoration. Ainsi l’ornementation se fait de plus en plus discrète pour laisser la place à un élément clé : la fenêtre. On le voit très bien dans son Home Insurance Building (1883-1885), premier immeuble de 10 étages à la structure purement en acier, et son 2nd Leiter Building (1889), à la façade très sobre rythmée par les fenêtres. Autres architectes phares de l’École de Chicago, Burnham et Root qui réalisent de nombreux édifices devenus célèbres, à l’image du Rookery Building (1885), du Reliance Building (1890-1895) ou du Monadnock Building (1891). Les deux architectes n’innovent pas tant par le style que par le principe arithmétique de multiplication de l’unité de base. Ainsi pensés, les édifices peuvent se poursuivre à l’infini. Mais l’architecte qui marqua le plus la période est sans conteste Louis Sullivan, qui fut lui-même élève de Jenney. L’évolution de son style est très symbolique. Ses premiers édifices sont enrichis d’une ornementation abondante. On parle même de « style sullivanesque » caractérisé par une décoration faite en terracotta mêlant courbes et motifs végétaux, empruntant à l’Art nouveau. C’est le cas dans son Auditorium Building (1886-1889), qu’il réalise avec un autre architecte phare de l’époque, Dankmar Adler. Si l’extérieur de style néo-roman reste assez sobre, l’intérieur, lui, est une débauche ornementale. Cependant Sullivan emprunte à Jenney la recherche de verticalité grâce à l’ossature de métal, faisant de l’Auditorium l’un des plus hauts édifices de l’époque. Puis progressivement, Sullivan va se tourner vers une architecture de l’économie, cherchant à réaliser des bâtiments d’abord plaisants dans leur nudité. Pour lui, « le gratte-ciel doit être fier et imposant, s’élever en exultant et former du sol au sommet une unité que pas une ligne ne trouble. » La façade du Gage Building (1898-1899) est une première étape vers la simplicité avec ses larges bandes continues de fenêtres, même si le rez-de-chaussée conserve frises et tympans. Mais c’est avec le Carson Building (1899) qu’il assoit définitivement ses principes autant que sa renommée. La façade a été conçue pour donner un maximum de lumière grâce aux fenêtres faites en trois parties, que l’on appellera « fenêtres de Chicago », tandis que les éléments porteurs s’affinent pour toujours plus de légèreté. C’est à Sullivan qu’on a prêté la formule « la forme suit la fonction » qui devint l’un des principes phares de l’architecture moderne. Si cette paternité n’est pas totalement avérée, il est en tout cas certain que Sullivan structure ses façades modernes sur le modèle de la colonne antique : base, fût, chapiteaux, chaque élément étant relié à une fonction. Le rez-de-chaussée et le 1er étage avec leurs grandes fenêtres sont réservés aux magasins. Les trames régulières des bandes de fenêtres éclairent les bureaux des étages supérieurs, tandis que sous la toiture plate en encorbellement se dessine un étage compact réservé aux installations techniques. À Chicago, les immeubles commerciaux deviennent ainsi la nouvelle forme architecturale de la modernité « transformant une simple bourgade de pionniers en orgueilleuse pionnière des cités. »

Éclectisme résidentiel

Dans les années 1880-1890, les gratte-ciel ne sont pas les seuls édifices à témoigner de la prospérité de la ville, les grandes fortunes industrielles et commerciales de Chicago se font construire de superbes demeures dans une variété de styles étonnante. L’une des plus célèbres maisons de Chicago est sans conteste la Glessner House (1886) réalisée par Henry Hobson Richardson. Elle impressionne par ses arches imposantes, ses pierres grossièrement taillées et ses portes et fenêtres encastrées, témoin d’un style néo-roman très personnel. La célèbre Prairie Avenue compte aussi un certain nombre de demeures empruntant aux styles « français ». Toits à lucarnes, grandes cheminées, murs imposants et structure verticale caractérise le Style Château inspiré des châteaux français du XVIe siècle. Toits mansardés, polychromie et ornementation abondante se retrouvent eux dans les demeures Second Empire. À Hyde Park, Lake View, Forest Glen et Beverly, ce sont les styles anglais qui ont la préférence des grandes fortunes. Le style Queen Anne fait la part belle aux façades asymétriques, tours rondes et porches à frontons ; tandis que le Tudor Revival s’exprime à grand renfort de stucs, tourelles arrondies et toits à pignons très pentus. À côté de ces somptueuses demeures « isolées » se développe une architecture résidentielle à plus grande échelle. Le Colonial Revival, mélange de style fédéral et de style géorgien, tous deux inspirés du classicisme anglais, se retrouve dans les row-houses, ces alignements de maisons de brique rouge dont l’entrée est décorée de colonnes et d’impostes. Chicago voit aussi se développer les célèbres brownstone houses, séries de maisons bourgeoises construites dans du grès brun-rouge, inspirées des palais vénitiens, et se distinguant par leur entrée surélevée précédée d’une volée de marches. À partir de 1900, Chicago se fait plus moderne et surtout plus américaine avec de nouveaux styles: le style American Four Square qui se caractérise par des maisons aux formes cubiques, des intérieurs spacieux, un large porche à l’avant et très peu d’ornementation comme on peut le voir à South Shore ou Norwood Park ; le style Craftsman, épuré et authentique, qui se lit dans les maisons en pierre, brique ou bois d’Edison Park ou Albany Park ; et bien sûr le style Prairie Houses imaginé par le chantre de la modernité américaine, Frank Lloyd Wright à qui l’on consacre un dossier thématique. À cet éclectisme s’ajoutent les apports des communautés asiatiques, slaves et scandinaves qui ont doté la ville d’étonnantes pagodes, églises à bulbes ou romano-byzantines et maisons aux styles sobres et lumineux. Chicago est un véritable melting-pot architectural !

Penser la ville

En 1893, Chicago accueille l’Exposition Universelle célébrant les 400 ans de la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb. L’organisation de cet événement majeur est confiée à l’architecte et urbaniste Daniel Burnham, l’un des membres éminents de l’École de Chicago. Cette grande célébration populaire attire près de 27 millions de visiteurs venus du monde entier. Cette exposition est extrêmement intéressante, car elle témoigne d’une sorte de dualité propre à la société américaine symbolisée par le mouvement City Beautiful qui prône une ville plus belle et plus fonctionnelle. Ainsi, d’un côté, Daniel Burnham va faire preuve d’une approche résolument moderne de l’urbanisme en choisissant de s’allier avec l’architecte-paysagiste Frederick Law Olmsted, considéré comme le père des infrastructures vertes aux USA. Ensemble, ils créent une ville dans la ville qui fait une très large place aux espaces verts. Olmsted imagine une étonnante armature verte faite de parcs reliés les uns aux autres par des boulevards végétalisés permettant une cohabitation harmonieuse entre automobiles et piétons. Ainsi, ces espaces verts sont pensés de manière à pouvoir anticiper le développement de la ville et s’y adapter. C’est à Olmsted que l’on doit également le Washington Park et le Jackson Park, reliés par l’une de ses fameuses parkways. Il crée aussi canaux et lagunes dans l’optique de « mettre le meilleur de la nature au service des habitants ». Une vision très démocratique de l’urbanisme. D’un autre côté, les architectes sélectionnés pour réaliser les différents pavillons et édifices de l’exposition vont faire preuve, eux, d’un étonnant conservatisme architectural usant et abusant des styles néoclassiques et Beaux-Arts, très en vogue en Europe, avec force portails monumentaux et foisonnements de sculptures et ornements en stuc dans des édifices spectaculaires, à l’image du Palais des Produits Industriels long de 500 m ou bien encore le Bâtiment de l’État de l’Illinois dont la coupole surmontait l’ensemble de la White City, ainsi baptisé, car l’ensemble des édifices furent peints d’un blanc immaculé, donnant à l’ensemble des allures de ville de contes de fées. On comprend ainsi que pour la société américaine de l’époque, et malgré les avancées de l’architecture moderne, une ville plus belle doit se référer à des canons classiques. Il n’est guère surprenant que les très modernes Louis Sullivan et Frank Lloyd Wright aient tous deux vivement critiqué l’événement soulignant son « académisme blafard niant la réalité et exaltant la fiction et le mensonge ».

Quelques années plus tard, en 1909, Daniel Burnham va à nouveau faire preuve d’une grande modernité urbanistique en proposant son Master Plan. Sur la grille orthogonale originelle voulue par Thomas Jefferson en 1785 afin d’assurer à chaque colon un lot bien délimité à l’égal de son voisin, il superpose un plan qui reprend les idées d’Olmsted, faisant ainsi de Chicago la première ville américaine à se doter d’un plan global d’urbanisme structuré par un système de parcs. En effet, Burnham reprend l’idée d’une armature verte, à laquelle il rajoute une bande de protection du littoral lacustre considérant que le lac Michigan appartient à tous les habitants et que ces derniers doivent pouvoir en jouir à leur guise. Ce plan prévoit également la création de nouvelles rues, la rénovation et l’élargissement de boulevards existants, l’agrandissement et la création de parcs, mais aussi une amélioration des réseaux routiers et ferroviaires, le plan de Burnham permettant un développement illimité de la ville suivant ces nouveaux axes végétalisés. Burnham repense également les installations portuaires et fait aménager la Navy Pier, une dalle de béton de plus de 1 km de long soutenue par près de 20 000 pilotis. Si l’urbaniste fait preuve de grande modernité, l’architecte continue à avoir recours aux codes quelque peu pompeux des styles néo, comme en témoigne le grand bâtiment néoclassique de la Navy Pier.

Ce conventionnalisme architectural va perdurer jusque dans les années 30. Ainsi, même si les gratte-ciel représentent une grande modernité structurelle, leur langage formel reste profondément influencé par les styles européens, transformant ces géants en cathédrales gothiques du capitalisme. Le concours lancé par le Chicago Tribune en 1922 en est la preuve la plus flagrante. Ouvert à toutes les nationalités, le concours est finalement remporté par les Américains Raymond Hood et John Mead Howells avec un gratte-ciel d’inspiration gothique aux ogives pointées vers le ciel. Pourtant des projets d’une très grande modernité avaient été soumis, à l’image de celui d’Eliel Saarinen (que Raymond Hood considéré lui-même comme meilleur que le sien !), sorte de Tour de Babel dont la verticalité était soulignée par des volumes progressivement effilés donnant l’impression d’un rétrécissement vers le haut, à l’image d’une pyramide, couronnée ici d’un donjon à plan central. Hormis quelques éléments Art déco signalant une certaine appétence pour la modernité que l’on peut apercevoir sur le Palmolive Building, le Chicago Board of Trade Building, ou le magnifique Carbide and Carbon Building, vert bouteille couronné d’or, il faut attendre la fin des années 30 et l’arrivée d’architectes européens pour que la modernité fasse pleinement son entrée à Chicago.

Triomphe de la modernité

Alors qu’il peine à être reconnu comme architecte par le IIIe Reich, Ludwig Mies van der Rohe quitte l’Allemagne nazie en 1938 pour s’installer à Chicago. Il y est venu à la demande de l’Illinois Institute of Technology pour lequel il dessine le plan directeur du campus organisé autour de bâtiments cubiques constitués d’une ossature en acier habillée de brique ou de verre. Ces bâtiments sont disposés librement autour d’axes prédéfinis, créant un ensemble harmonieux en plein cœur de la bouillonnante cité. Mies van der Rohe commence ainsi modestement, avant de faire briller sa modernité dans des gratte-ciel devenus légendaires, à l’image des tours jumelles des Lake Shore Drive Appartments (1948-1951), témoins de l’élégance d’une architecture tout en verre et en acier. On remarquera surtout le rez-de-chaussée dont les piliers sont à découvert et dont le hall, entièrement en verre et en retrait, souligne la capacité des armatures de fer à soutenir d’énormes masses. Autre élément clé : la façade recouverte d’un mur-rideau. Chez Mies van der Rohe, le cœur des bâtiments est constitué d’une structure porteuse en acier sur laquelle sont fixés les éléments de façade en verre. Ces panneaux standardisés (fenêtres identiques d’une hauteur égale à celle des étages) associés à la structure régulière sur laquelle ils s’appliquent génèrent un ensemble très homogène que l’on qualifia ainsi de mur-rideau. Enfin, la modernité de Mies van der Rohe transparaît dans la radicalité de son approche entièrement fondée sur l’honnêteté des matériaux (béton, acier, verre) et l’intégrité de la structure. Il renonce ainsi à toute forme d’ornementation, y compris la couleur, à l’exception de celle, naturelle, du matériau. Les formes sont réduites au minimum (lignes et angles droits sont privilégiés), l’organisation de la façade est rationnellement déterminée par les éléments fonctionnels et constructifs, et la seule trame visible est celle de l’armature de l’édifice. Théoricien du less is more, Mies van der Rohe invente un langage d’une grande pureté formelle que l’on retrouve également dans son architecture domestique.

Cette approche a beaucoup inspiré Eero Saarinen (le fils d’Eliel) à qui l’on doit les Laboratoires de Recherche de la General Motors (1948-1956) à Warren dans le Michigan. Il y reprend l’esprit des constructions de verre et d’acier, mais innove avec l’emploi de plaques de métal émaillé dont les nuances chromatiques semblent animer les façades, tout comme l’aluminium employé sur la coupole scintillante du centre des congrès. L’objectif de cette architecture tournée vers l’avenir est de se faire le témoin du savoir-faire et de l’esprit d’innovation de la General Motors.

Mies van der Rohe, comme Saarinen, sont les précurseurs, autant que les acteurs de ce style international apparu après-guerre, mêlant modernisme et techniques scientifiques. Fondée en 1936 à Chicago, l’agence SOM (Skidmore, Owings & Merrill), que l’on surnomma « la General Motors de l’architecture » du fait de sa taille et de sa puissance, est à l’origine de certains des plus célèbres buildings de style international des années 60-70. À cette époque, le maire Daley règne en maître sur la cité qu’il cherche à transformer de fond en comble afin d’en faire oublier le passé trouble. Les transports routiers, ferroviaires, aériens et fluviaux atteignent des records de fréquentation, tandis que la ville devient la championne de l’architecture moderne, comme en témoignent les étonnantes tours en épi de maïs de Marina City, clin d’œil assumé aux richesses céréalières du Midwest. Mais revenons à l’agence SOM à qui l’on doit le John Hancock Center (1969-1970), véritable ville dans la ville de 100 étages, sorte d’échafaudage d’éléments verticaux en acier dessinant sur le ciel un gigantesque motif décoratif, et surtout la Tour Sears (1974) qui révolutionne la structure des gratte-ciel. Pour atteindre la hauteur de 443 m, les architectes ont imaginé un système de tubes de béton autoporteurs intégrés dans des carrés formant la base de l’édifice et qui se superposent tout en se réduisant plus la tour prend de la hauteur, donnant à l’ensemble un aspect sculptural étonnant.

Postmodernisme et période contemporaine

À partir de la fin des années 70, certaines voix commencent à se faire entendre, critiquant le fonctionnalisme et l’uniformité parfois inquiétante du style international : c’est le début du postmodernisme qui opère un retour aux références historicistes. Ce style multiplie ainsi les références aux canons harmonieux de l’Antiquité ou au style néoclassique. Alors que l’architecture moderniste la rejette, le postmodernisme fait, lui, une grande place à l’ornementation. Ce retour à la monumentalité historiciste sera même repris par l’agence SOM (même si en 1983, l’agence dote la ville de la très moderne tour One Magnificent Mile qui étonne par sa structure tubulaire !) La Harold Washington Library est un bel exemple de style postmoderne avec son attique de verre et de métal, ses frontons triangulaires et ses baies monumentales terminées par des arcs en plein cintre. Comme toutes les métropoles américaines, Chicago voit sa skyline perpétuellement évoluer au gré de cette course à la hauteur que se livrent les grandes sociétés capitalistes. Parmi les plus hautes tours de la ville, notons la Two Prudential Plaza (303 m) ou bien encore la Blue Cross Blue Shield Tower (243 m). À côté de ces géants, des architectes de renom ont apposé leur signature dans des réalisations plus « modestes », mais d’une grande élégance, à l’image du Pavillon Jay Pritzker de Frank Gehry – immense kiosque à musique en acier inoxydable brossé au cœur du Millenium Park ; de la lumineuse aile de l’Art Institute de Chicago imaginée par Renzo Piano – aile qui abrite les trésors architecturaux de la ville, telle l’entrée monumentale de la Bourse de Chicago détruite en 1971 ; ou bien encore le McCormick Tribune Campus Center créé par Rem Koohlaas, dont on retiendra surtout l’étonnant tube d’acier recouvrant une partie du chemin de fer de manière à préserver le campus du bruit. Aujourd’hui Chicago multiplie les projets combinant réhabilitation et construction neuve, comme en témoigne le projet de reconversion du Old Chicago Main Post Office. Entièrement rénové, l’ancien bâtiment, avec son superbe lobby de marbre, accueille aujourd’hui de très chics espaces de bureaux. Mais l’objectif est également de lui adjoindre de nouveaux bâtiments abritant logements et commerces, ainsi qu’un projet de double gratte-ciel dont l’une des tours doit dépasser 600 m, devenant ainsi le plus haut building des USA. Affaire à suivre…

Detroit, le phénix

Detroit a subi de plein fouet le phénomène appelé « shrinking cities » qui désigne les villes d’importance ayant connu un déclin notable de leur population, mais conservant des infrastructures pensées pour davantage d’habitants et qu’il est donc difficile de maintenir en état. Ainsi, aujourd’hui, de nombreux quartiers et monuments de la ville sont à l’abandon. Mais tel le phénix qui renaît de ses cendres – la devise de la ville est d’ailleurs « Nous espérons des temps meilleurs, elle renaîtra de ses cendres. » – Detroit lance de nombreux projets de réhabilitation pour sauver son patrimoine unique, comme en témoigne la légendaire et impressionnante Michigan Central Station (46 000 m2) construite en 1913 dans un style Beaux-Arts mêlant les influences grecques et romaines et sauvée de la démolition en 2018 par Ford. Le milliardaire Dan Gilbert a également racheté de nombreux bâtiments abandonnés et a débuté la construction d'un gigantesque gratte-ciel en lieu et place du grand centre commercial détruit en 1998. À côté de ces sites en reconversion, Detroit possède également de riches témoins de son histoire. La Motor City abrite un nombre étonnant de manoirs aux styles éclectiques, symboles de la richesse des grandes fortunes de l’automobile. Le quartier historique Boston Edison en compte un grand nombre. La skyline de la ville, elle, laisse apparaître des gratte-ciel aujourd’hui iconiques, tel le Guardian Building (1928-1929), surnommé « la cathédrale de la finance » du fait de sa forme en croix, et qui mêle inspiration gothique et décoration Art déco. L’entrée de l’édifice est décorée d’une déesse entourée de deux chefs indiens. Cette référence à la culture amérindienne se retrouve dans un autre édifice, le Penobscot Building (1928), du nom d’une tribu de Nouvelle-Angleterre, qui utilise de nombreux motifs amérindiens. Ces références à l’histoire des USA témoignent d’une certaine modernité, alors même que s’étaient multipliés jusqu’alors les édifices néo, tels la néoclassique Chrysler House (1912) ou les néo-Renaissance Whitney (1915) et Ford (1909) Buildings. À partir des années 1970, la ville a relancé la course à la hauteur avec le Renaissance Center (GMRENCEN), sorte de ville dans la ville composée de sept gratte-ciel, dont le plus haut atteint 222 m, ou le One Detroit Center et ses 189 m. Mais l’architecte qui a le plus durablement marqué l’histoire de la ville est Albert Kahn. D’abord parce qu’il l’a dotée de son édifice le plus emblématique, le Fisher Building, considéré comme le plus grand objet d’art de la ville du fait de l’opulence de sa décoration, comme en témoigne son imposant hall d’entrée avec sa voûte en tonneau construit avec 40 types de marbre différents. Ensuite, parce qu’il a révolutionné l’architecture industrielle, en imaginant des bâtiments modulaires faisant une large place à la lumière naturelle permettant d’améliorer les conditions de travail tout en assurant les performances requises par l’industrie automobile. L’usine River Rouge de Dearborn et l’usine Packard Motor Car Company de Detroit en sont de beaux exemples. Detroit sans cesse se transforme sans jamais renier son histoire.

Minneapolis, terre de starchitects

Le patrimoine architectural de Minneapolis est étonnant et offre au visiteur un véritable voyage dans le temps. Les fortifications militaires du Fort Snelling, l’avant-poste originel bâti par les pionniers, y côtoie l’impressionnant hôtel de ville de style roman richardsonien avec son entrée en arc, ses colonnes et tourelles et le superbe contraste créé entre le rouge de sa façade et le vert de son toit ; le State Capitole Building, imaginé sur le modèle de Saint-Pierre de Rome avec son dôme et son marbre immaculé, répond à la Cathédrale Saint-Paul, la 3e plus grande des USA, à l’architecture influencée par la Renaissance française ; la Lakewood Chapel, aux mosaïques et dômes rappelant Sainte-Sophie, dialogue avec la Foshay Tower, gratte-ciel emblème de la ville au style Art déco. Un patrimoine d’une grande richesse qui explique sans aucun doute pourquoi la ville a très tôt attiré les plus grands noms de l’architecture. Minneapolis abrite ainsi le seul exemple de collaboration entre Eliel et Eero Saarinen : la Christ Church Lutheran. En 1949, Eliel Saarinen imagine une église qui témoigne de son approche de l’architecture. Pour lui, « si le bâtiment est honnête, l’architecture est religieuse ». Son église faisant dialoguer lumière et matériaux naturels (brique, pierre, béton, bois) est un havre de tranquillité et de simplicité. En 1962, son fils Eero y adjoint un bâtiment aux larges espaces intérieurs imaginé comme un puits de lumière pouvant accueillir la congrégation. Cet édifice unique joua un grand rôle dans l’émergence d’une architecture religieuse moderne aux USA. Dans les années 60, le Japonais Minoru Yamasaki imagine le bâtiment connu actuellement sous le nom de Voya Financial 20 Washington, immanquable du fait des 63 colonnes de béton et de quartz qui l’entourent et de l’impressionnant portique conçu pour terminer la perspective du Nicollet Mall. Puis à partir des années 90, Minneapolis devient la Mecque des starchitects. En 1993, Frank Gehry réalise le Weisman Art Museum, bâtiment de brique et d’acier tout en circonvolutions qui s’oppose à la rationalité ordonnée de l’architecture moderne. Dans les années 2000, César Pelli y réalise la Central Hennepin County Library dont on apprécie la belle luminosité et le jardin-terrasse ; Jean Nouvel imagine le Guthrie Theater dont l’architecture a été conçue comme un dialogue avec l’histoire industrielle et naturelle du site, le théâtre rappelant de loin les silos de la ville et son lobby s’avançant comme un pont vers les chutes d’eau ; et les suisses Herzog & De Meuron créent le Walker Art Center dont les grandes baies vitrées invitent à la contemplation.

Milwaukee, laboratoire architectural

Comme toutes les grandes villes de la région, Milwaukee possède son lot de bâtiments néo, témoins du Gilded Age, période de grande prospérité de la fin du XIXe et du début du XXe. La Pabst Mansion et l’hôtel de ville avec leurs toits à pignons typiques du style néo-renaissance flamande ; la Milwaukee Public Library et son néo-Renaissance italien ; le Pfister Hotel et son néo-roman ; le Mitchell Building de style Second Empire ; et les maisons Queen Anne et Greek Revival du village de Cedarburg en sont de superbes témoins. La ville possède également quelques très beaux exemples d’Art déco, à l’image du Wisconsin Gas Building avec sa forme en cascade et ses motifs de brique influencés par le jazz. Ce que l’on sait moins, c’est que Milwaukee abrite le plus important ensemble d’American System-Built Homes, visible sur West Burnham Street et Layton Boulevard. Imaginé par Frank Lloyd Wright, il s’agit là du tout premier système de logements à bas coûts des USA. L’objectif de Wright était de permettre même aux plus modestes de se loger dignement. Il s’est ainsi associé avec le promoteur Arthur L. Richards pour construire des maisons partiellement préfabriquées à assembler sur site, sur le mode du do it yourself. Ces maisons reprennent les caractéristiques des Prairie Houses avec leur toit plat et leur foyer central. Ce système devait s’étendre à tout le pays, mais le projet fut stoppé par la Première Guerre mondiale. Milwaukee possède également de très intéressants témoins du courant brutaliste des années 60, courant privilégiant l’emploi de matériaux bruts, la simplicité des formes, la non-dissimulation des infrastructures techniques et la liberté du plan. Parmi ces témoins, notons le Milwaukee County War Memorial réalisé par Eero Saarinen, le Sandburg Residence Hall ou bien encore le Milwaukee Main Post Office. Enfin, ne manquez pas le Pavillon Quadracci, l’extension du musée d’Art imaginée en 2001 par Santiago Calatrava. Tel un bateau de verre et d’acier à la voile gonflée par le vent, sa silhouette est l’une des composantes les plus iconiques de la skyline de la ville.