Le blues remonte le Mississippi jusqu’à Chicago

À partir des années 1910, de nombreux Afro-Américains du Mississippi Delta quittent le Sud rural qui les a vu grandir pour se rendre dans les villes du Nord du pays. Leurs ancêtres étaient, pour la plupart, esclaves dans les plantations de coton. C’est en chantant pendant leur labeur un mélange de musiques africaines traditionnelles, de chants de travail et de negro spirituals que ces derniers inventèrent le blues. Avec l’abolition de l’esclavage, beaucoup d’Afro-Américains deviennent métayers et cultivent les terres de propriétaires blancs en échange d’une partie de la récolte. Avant 1910, 90 % des Afro-Américains vivent toujours dans le Sud des États-Unis. Mais la ségrégation, les lynchages fréquents et le manque d’opportunités poussent un grand nombre d’entre eux à migrer vers le Nord, où les villes s’urbanisent à une vitesse phénoménale et offrent du travail à quiconque en réclame. On dit aussi qu’au Nord, une fois passée la ligne Mason-Dixon qui séparait pendant la guerre de Sécession les États abolitionnistes des autres, les Noirs ne sont plus considérés comme une caste inférieure.

Beaucoup de Noirs américains remontent alors la vallée du Mississippi en passant par Memphis, dans le Tennessee, et St. Louis, dans le Missouri, où certains d’entre eux posent leurs bagages. D’autres, plus nombreux, poursuivent leur chemin jusqu’à Détroit, et surtout Chicago, qui fait figure de terre promise. Sur leur passage, ils répandent le blues, qui prend des formes variées à mesure qu’il remonte vers le Nord industrialisé. Dès les années 1930, la culture urbaine, dont la pop music et le jazz, influence grandement les chanteurs de blues. Des groupes de blues incorporant guitare, piano et batterie font leur apparition, sans pour autant changer l’âme de ce nouveau genre musical qui marque les prémisses du Chicago Blues. Tampa Red, Big Bill Broonzy, Little Brother Montgomery, Leon Carr et Memphis Minnie sont tous des bluesmen de cette époque. Le phénomène de migration des populations noires prend encore plus d’ampleur à partir des années 1940. La Seconde Guerre mondiale a entraîné le développement des industries dans les villes et engendré un besoin de main d’œuvre encore plus important, en particulier dans la sidérurgie, la construction navale, l’automobile. Les Afro-Américains travaillent dans les usines de Chicago et, le soir venu, ils vont dans les bars du sud de la ville pour se détendre écouter la musique qui leur permet d’oublier leurs difficultés : le blues. Car si l’on gagne mieux sa vie à Chicago que dans le Sud, le quotidien reste difficile et, pour beaucoup, c’est la désillusion. Peu à peu, le country blues, au rythme lent, évolue en un style urbain, plus rythmé et plus rapide. La guitare électrique fait son apparition dans les morceaux, tandis qu’un certain Little Walter, musicien de Louisiane qui a fait le voyage jusqu’à Chicago en 1945, amplifie le son de son harmonica pour se faire entendre sous la mélodie hurlante des instruments électriques. Grâce à l’amplification, les sonorités se font plus brutes, plus dramatiques, plus sensuelles aussi.

La naissance d’un nouveau genre

Les clubs de jazz et blues de la ville, situés en grande majorité dans les quartiers noirs du South Side, accueillent des concerts tous les soirs. À l’intérieur, l’effervescence est telle que les rares musiciens qui tentent encore de jouer en acoustique finissent bien vite par réclamer un amplificateur pour se faire entendre. Mais avant de pouvoir prétendre jouer dans un club réputé, la plupart des musiciens font leurs débuts dans la rue, où ils espèrent se faire remarquer. C’est surtout à Maxwell Street, dans le Near West Side, que ça se passe. La rue s’emplit de musique, on chante, on danse, on transpire jusqu’au petit matin, sans vraiment savoir qu’on assiste à la naissance d’une culture. Les plus grands, de Muddy Waters à Howlin’ Wolf et Little Walter, ont joué sur Maxwell Street. À cette époque, l’autre façon de se faire connaître est de jouer dans les « rent parties ». Car si le racisme est moins important que dans le sud du pays, les Afro-Américains de Chicago restent néanmoins victimes de discriminations quotidiennes. Leur loyer, par exemple, est plus élevé que celui des autres Chicagoans, parce que leur arrivée dans un immeuble fait souvent fuir des familles de Blancs. Ainsi, pour pouvoir payer leur loyer, ils organisent des fêtes avec des musiciens de blues pour mettre l’ambiance, et chaque invité donne un petit quelque chose pour aider. Les musiciens les plus talentueux se font un nom de cette manière et sont propulsés sur les scènes des clubs les plus cotés. Beaucoup rêvent de se produire au Ruby Lee Gatewood’s Tavern, surnommé The Gates, qui a vu jouer tous les plus grands de l’époque. À la fin des années 1940, le Theresa’s Lounge devient l’endroit où il faut être vu et invité. C’est à Theresa Needham, surnommée The Godmother of the Chicago Blues (la marraine du Chicago blues) que l’on doit la naissance de ce club, niché dans un sous-sol du South Side.

Muddy Waters, le King of Chicago Blues

Chicago attire pour ses nombreux studios d’enregistrement qui émergent après la guerre et font fantasmer tous les musiciens. Pourtant, même ceux qui jouissent d’une certaine notoriété doivent le plus souvent continuer leur travail alimentaire afin de gagner décemment leur vie. C’est le cas de Muddy Waters, qui travaille comme chauffeur de camion alors qu’il a déjà enregistré des morceaux avec Chess Records, qui porte alors le nom d’Aristocrat Records et va bientôt devenir LE studio d’enregistrement de référence. Le blues a du succès, mais il est difficile d’en vivre ; on entend d’ailleurs dire que Muddy vend ses disques à bord de son camion. Howlin’ Wolfe résume plutôt bien la situation : « When you ain’t got no money to pay your house rent, you still got the blues » (« Quand tu n’as pas d’argent pour payer ton loyer, tu as toujours le blues »). Ce n’est qu’à partir de 1948, après la sortie de I Can’t Be Satisfied, I Feel Like Going Home et Rolling Stones, qui deviennent des tubes instantanés, que Muddy Waters peut abandonner son métier de chauffeur et se consacrer entièrement à sa carrière musicale.

Muddy Waters, surnommé ainsi parce qu’il aimait jouer dans les eaux boueuses du Mississippi lorsqu’il était enfant, popularise véritablement le nouveau blues électrique qui émane des clubs du South Side. Il est tout en haut de la pyramide du Chicago Blues, devant Buddy Guy, Bo Diddley et Howlin’ Wolf, qui enregistrent eux aussi leurs albums aux Chess Studios. Le Chicago Blues pose les bases pour l’émergence de futurs genres, notamment le rock’n’roll, qui voit le jour dans les années 1940. Des artistes tels que Jimi Hendrix et Eric Clapton reconnaissent l’influence de Muddy Waters. D’ailleurs, celle-ci est telle qu’elle dépasse les frontières des États-Unis. En 1962, cinq jeunes gens écoutent les albums de Muddy Waters dans une petite ville d’Angleterre et décident de former un groupe de musique : c’est ainsi que naissent les Rolling Stones. Leur nom, les légendaires British le choisissent en référence au tube de Muddy, sorti en 1950. Propulsés au rang de stars interplanétaires, les Stones partent en tournée aux États-Unis en 1964 et enregistrent quelques morceaux aux Chess Studios. À cette occasion, ils rencontrent certains des musiciens qui ont influencé leur musique, dont Muddy Waters. À ses côtés, ils enregistreront un album live en 1981, intitulé Live at the Checkerboard Lounge, Chicago 1981.

Que reste-t-il du blues à Chicago ?

Aujourd’hui, grâce à ses nombreux clubs, Chicago continue d’entretenir la légende. La plupart des clubs de blues fréquentés par les musiciens qui ont popularisé le genre dans la première moitié du XXe siècle ont disparu (The Gates et Theresa’s Lounge ont mis la clé sous la porte il y a bien longtemps), mais d’autres ont pris la relève. Certains d’entre eux sont devenus légendaires à leur tour et font partie des incontournables d’un séjour à Chicago. C’est le cas de Kingston Mines, qui a vu le jour en 1968 dans le quartier de Lincoln Park, mais aussi de Rosa’s Lounge, fondé en 1978 par un immigré italien passionné de blues. Buddy Guy a même ouvert son propre club, Buddy Guy’s Legends, en 1989. Les plus chanceux pourront l’applaudir sur scène, puisqu’il y fait régulièrement des apparitions, en particulier au mois de janvier. Pour ceux qui ont connu la grande époque du blues, voir Buddy Guy en live fait l’effet d’une madeleine de Proust version Chicago. Enfin, depuis son ouverture en 1996, la salle de concert House of Blues, installée dans le quartier de Marina City, accueille elle aussi les plus grands noms du genre.

Si le blues n’a pas encore son musée dédié à Chicago, malgré la promesse du Chicago Blues Experience qui devait ouvrir au printemps 2019, il se vit de diverses manières lors d’un séjour dans la windy city. Hormis ses nombreux clubs, pleins à craquer chaque week-end, la ville met en place une myriade de choses afin de conserver son statut de terre du blues. Chaque été, depuis 1984, le Chicago Blues Festival rend hommage au blues avec des concerts en plein air. Pendant trois jours, le Millennium Park devient alors un grand lieu de festivités où l’on vient écouter les plus grands musiciens de blues, issus de l’ancienne comme de la nouvelle génération. Muddy Waters, B. B. King, Ray Charles et John Lee Hooker y ont participé. S’il n’y a plus grand-chose à voir à Maxwell Street aujourd’hui, à part un petit marché à la belle saison, il suffit de regarder la scène du film Blues Brothers qui s’y déroule pour se plonger dans un Chicago aujourd’hui disparu. D'ailleurs, 2020 et 2021 ont été des années dédiés à la Musique à Chicago, avec l’organisation d’une série de programmations publiques dans toute la ville. L’idée est de célébrer le riche héritage musical de Chicago et les genres qui ont contribué à construire son identité, le blues en tête de liste.