L’architecte-philosophe

Ce qui permit à l’anticonformiste Frank Lloyd Wright  de devenir, sans même l’avoir cherché, le chef de file de l’architecture moderne américaine, ce sont les valeurs qu’il porta avec la ferveur d’un missionnaire. Wright a toujours rejeté toute forme d’académisme. Il se forma d’ailleurs sur le tas auprès de Louis Sullivan, l’un des maîtres de l’École de Chicago. Tous deux partagent la même vision d’une architecture en harmonie avec la nature et résolument américaine (Wright s’inspire d’ailleurs souvent des motifs précolombiens pour ses façades massives). Il se fait aussi le défenseur d’une société égalitaire où l’architecture serait pensée pour tous. Tout doit être conçu avec l’humain en mètre-étalon. Voilà pourquoi il accorde autant d’importance aux espaces intérieurs qui sont comme la projection des mondes intérieurs de chacun, riches et uniques. Il défend aussi une architecture honnête, se basant sur les qualités intrinsèques des matériaux qu’il travaille tel un artisan. Bois, pierre, brique, ciment, verre, sous le geste de Wright, souvent qualifié d’expressionniste, les matériaux s’animent, notamment grâce à la lumière, qui semble comme intégrée aux matériaux. C’est particulièrement le cas dans ses Villas Californiennes. Cette importance donnée à la lumière et aux espaces intérieurs se retrouve dans ses incursions dans l’architecture d’immeubles administratifs. En 1905, il révolutionne le genre avec le bâtiment de la société Larkin, forteresse abritant un grand volume intérieur baigné d’une lumière zénithale. 30 ans plus tard, il pousse ce concept encore plus loin avec le bâtiment de la Johnson Wax, à Racine, dans le Wisconsin, qui abrite un incroyable espace intérieur ponctué de piliers aux allures d’arbres-champignons et dont les angles sont percés de boutonnières lumineuses. Wright avait la ville en horreur, et pourtant on voit qu’elle lui inspira des édifices étonnants, rompant avec la monotonie urbaine, à l’image de son œuvre la plus célèbre, le Musée Guggenheim de New-York, promenade en spirale à travers l’histoire de l’art et incarnation d’une idée démocratique de la jouissance artistique. Cette philosophie de l’architecture, Wright la diffusa dans les deux communautés qu’il créa dans le Wisconsin d’abord, puis en Arizona, et qu’il nomma Taliesin. Manifestes d’harmonie avec la nature et de lutte contre la corruption urbaine, ces communautés sont les premières manifestations d’une pensée qu’il développera ensuite dans ses maisons usoniennes, maisons réunissant l’individu et le paysage dans une unité de vie organique et symboles de l’American Way of Life. Ces maisons seront le point de départ de Broadacre City, son projet de ville utopique. Cité optimiste et démocratique, Broadacre est l’illustration même du paradoxe qu’est Wright. Centrée sur le travail de la terre, pensée en unité avec la nature, Broadacre fait pourtant une très grande place à la voiture, condition indispensable à son bon fonctionnement. Wright n’était donc pas ce romantique qu’on décriait parfois, mais un visionnaire qui avait déjà compris les futurs bouleversements que connaîtraient les grandes métropoles. Ses centaines de réalisations attestent du génie prolifique de Wright qui réalisa le rêve de sa mère de voir son fils devenir le plus grand architecte des États-Unis.

Prairie Houses

A la fin du XIXe siècle, les premières banlieues résidentielles de Chicago côtoient encore de vastes étendues de nature. Ces « prairies » ont inspiré à Wright ses Prairie Houses. Ces maisons individuelles sont l’emblème de l’architecture organique dont il se fit le défenseur. Pour Wright, un édifice est organique lorsque l’extérieur et l’intérieur sont en harmonie et lorsque ceux-ci sont conformes au caractère et à la nature de son utilisation, de sa réalisation et de son site. Les pièces n’y sont plus de simples boîtes fermées qui s’emboîtent, mais de grands espaces fluides laissant pénétrer l’air et la lumière; les lignes horizontales et parallèles à la terre sont privilégiées de manière à ce que chaque maison épouse son emplacement ; les toitures sont larges et à pans légèrement inclinés avec des avancées en saillie protégeant les ouvertures ; le sous-bassement est surélevé afin de servir de piédestal ; le plan général est libéral et généreux, donnant toute sa place à l’humain ; l’emploi d’une ornementation procédant uniquement de la nature même des matériaux employés assure une harmonie générale ; l’idéal organique étant poussé jusqu’à inclure les éléments de chauffage-éclairage-plomberie et le mobilier comme éléments architecturaux ne faisant plus qu’un avec l’ensemble de l’édifice. Toutes ces maisons sont également construites autour d’un élément clé : la cheminée dont la verticalité crée une asymétrie dynamique. Wright invente ainsi une façon chaleureuse et lumineuse d’habiter. Sa maison-studio d’Oak Park (Frank Lloyd Wright Home and Studio) est un de ses premiers essais et on y lit déjà toute cette sobre élégance qui caractérise les Prairie Houses. Mais c’est sans doute la Frederick C. Robie House, dans le quartier de Hyde Park, qui représente la quintessence de ce style, avec sa longue pièce à vivre et son articulation en progression étagée vers l’âtre central. A Riverside, dans l’Illinois, la Coonley House est une des plus vastes Prairie Houses jamais réalisées. Il s’agit en fait d’un complexe de plusieurs maisons aménagé selon un plan agrégatif où tous les espaces s’interpénètrent. Parmi les autres Prairie Houses célèbres, notons la Willits House (Highland Park, Illinois) et son plan en croix articulé autour d’une imposante cheminée, et la Roberts House (River Forest, Illinois) et son grand séjour reliant les deux niveaux de la maison entre eux. Mais l’édifice que Wright considérait comme « son bijou » est le Unity Temple d’Oak Park. Il y réalisa absolument tout, y compris les vitraux et le mobilier. Le temple brille par sa fluidité, son harmonie et son équilibre. Enfin, même si cette dernière fut construite près de 30 ans après les premières Prairie Houses, on ne pouvait finir ce tour d’horizon sans évoquer la plus légendaire de toutes les maisons de Wright, la Maison sur la Cascade ou Fallingwater (Bear Run, Pennsylvanie), chef d’œuvre de l’architecture organique.

Les Prairie Houses sont la réinterprétation poétique de la maison familiale et l’expression de l’architecture sincère et harmonieuse de Wright.

En 2019, l’UNESCO classe huit réalisations emblématiques du travail de l’architecte au patrimoine mondial, dont l’Unity Temple et la Robie House de Chicago, la Herbert and Katherine Jacobs House à Madison et Taliesin à Spring Green, Wisconsin.