Un destin hors du commun

C’est à Basse-Pointe, dans une famille modeste, qu’Aimé Césaire a vu le jour le 26 juin 1913. Tout petit déjà, il se passionne pour la littérature. Elève brillant, il obtient une bourse pour partir étudier à Paris, intègre le lycée Louis-le-Grand en 1931 puis l’Ecole Normale Supérieure. C’est là qu’il rencontre ses fidèles amis, notamment le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, son aîné de quelques années, qui deviendra plus tard écrivain et président de son pays, ainsi que sa femme Suzanne, native elle aussi de Martinique, intellectuelle engagée et militante de l’antillanité, qu’il épouse en juillet 1937.

A Paris, Aimé Césaire découvre l’Afrique sous le prisme du colonialisme. En 1935, il fonde le journal L’Etudiant Noir, fortement influencé par le surréalisme et la culture africaine, puis invente le concept de la « négritude ». Il écrira notamment : « Si l'assimilation n'est pas folie, c'est à coup sûr sottise, car vouloir être assimilé, c'est oublier que nul ne peut changer de faune ; c'est méconnaître « altérité » qui est loi de Nature ». Ce combat contre le racisme et le colonialisme, qu’il dénoncera plus tard dans son fameux Discours sur le colonialisme, Césaire le poursuit ensuite en politique. En 1945, il est élu député de la Martinique à seulement 32 ans, se rallie au Parti Communiste, pour « travailler à la construction d'un système fondé sur le droit à la dignité de tous les Hommes sans distinction d'origine, de religion et de couleur » comme il l'explique dans la brochure Pourquoi je suis communiste, et devient le rapporteur du projet de loi sur la création des départements d’outre-mer. En plus de son mandat de député, l’une des plus longues carrières parlementaires (Césaire est resté député jusqu’en 1993), il devient maire de Fort-de-France en 1945, jusqu’en 2001. En 1956, Césaire rompt avec le Parti Communiste et crée le Parti Progressiste Martiniquais, un mouvement anticolonialiste inspiré de l’idéal socialiste.

Une demeure à son image

Cette même année, Aimé Césaire achète une maison dans le quartier de Redoute avec sa femme Suzanne, pour accueillir leurs six enfants. C’est dans cette maison familiale et authentique que Césaire va passer les quarante dernières années de sa vie.

Située au 131 route de Redoute, cette maison, rachetée par la ville de Fort-de-France à la mort de Césaire est aujourd’hui classée monument historique et labellisée « Maison des illustres » en 2019, une distinction qui « honore les maisons qui conservent et transmettent la mémoire de femmes et d’hommes qui les ont habitées et se sont illustrés dans l’histoire politique, sociale et culturelle de la France ».

D’architecture typiquement créole, avec de larges ouvertures et fenêtres persiennes pour ventiler et permettre une bonne aération, cette maison est située sur un site qui domine l’agglomération foyalaise, tout en étant nichée au cœur d’une nature généreuse, avec un jardin verdoyant en contrebas.

Au premier abord, cette maison frappe le visiteur par son extraordinaire sobriété, à l’image de son propriétaire : simple et sans fioritures, perdue au milieu des autres habitations. Même lorsqu’il était maire honoraire de Fort-de-France (c’est-à-dire plus en fonction), les Martiniquais continuaient quotidiennement de venir porter leurs doléances tous les matins devant chez lui, preuve de l’extraordinaire générosité de Césaire.

Rien ne semble avoir changé d’ailleurs depuis la disparition de l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal. Partout, la présence du poète est palpable, à travers des objets et souvenirs lui ayant appartenu. Immédiatement, on est happé par l’émotion forte qui se dégage de ces lieux, qui sont restés intacts comme lorsqu’il y vivait.

Dès l’entrée, on se glisse dans l’intimité et le quotidien de Césaire, en pénétrant dans sa chambre qui faisait aussi office de bureau : son armoire est remplie de ses vestes, chaussures, cravates. Sur sa table de chevet trônent son vieux poste de radio ainsi que plusieurs montres, une paire de lunettes, un mouchoir et sa carte électorale. Au-dessus de son bureau, le long de l’armoire formant la séparation avec le lit où sont éparpillés une dizaine d’ouvrages qu’il affectionnait particulièrement (Césaire dormait peu et lisait beaucoup la nuit), comme L’Age d’homme de Michel Leiris, L’Indien au sang noir de Sacarabani…, un mur de photos nous plonge dans la sphère ultra privée du poète. On peut y voir épinglées des photos de Fort-de-France qu’il aimait tant et qui le lui rendait bien, la carte de transport « Famille nombreuse » de sa femme Suzanne lorsqu’elle vivait à Paris, ou encore celle du fromager dont on raconte qu’il aurait résisté à l’éruption de 1902. Césaire, amoureux de la nature, avait une fascination pour cet arbre mythique. Il y a aussi un chèque de 4 823,65 francs que Césaire n’a jamais encaissé pour sa contribution à la revue Tropiques. Chaque objet rapproche un peu plus de l’homme. Puis il y a le salon, où Césaire aimait lire et consulter ses vieilles encyclopédies botaniques, Exotica et Tropica, notamment lorsqu’il rentrait de ses longues promenades à travers l’île, les bras chargés de feuillages et de branches afin d’identifier chaque feuille. On trouve encore quelques feuilles séchées entre les pages. On peut aussi lire la longue réponse écrite par Maurice Thorez suite à sa démission du Parti Communiste en 1956. Surmonté d’une affiche de Senghor placardée par Césaire lors de la mort du président sénégalais, un couloir mène à deux anciennes chambres ainsi qu’à une bibliothèque. Celle-ci abrite quelque 4 000 ouvrages ayant appartenu à Césaire, rapatriés en Martinique lorsqu’il a quitté ses fonctions de député en 1993 ! Nul ne sait si cet intellectuel surdoué et polyglotte (il lisait et parlait couramment plusieurs langues) les a tous lus, mais ce qui est sûr, c’est qu’il les a pratiquement tous « manipulés » et parcourus car la plupart sont surlignés et griffonnés. Véritable trésor, cette bibliothèque fait la part belle aux ouvrages poétiques et philosophiques. En regagnant le salon, où trônent diverses lithographies dédiées à la faune et la flore, puis la terrasse, on peut apercevoir le banc où Césaire, face à son jardin, aimait lire quotidiennement les journaux, comparant les différentes éditions, avec son café glacé. Ce point presse était un rituel chez lui, tout comme ses promenades l’après-midi à travers la Martinique.

Un ambitieux programme de restauration

Depuis 2021, cette maison fait l’objet d’un vaste projet de restauration en vue de créer un centre d’art autour de Césaire. L’objectif : restaurer, animer cette maison tout en conservant son esprit afin que les Martiniquais puissent se l’approprier, mais aussi les artistes de tout bord et les publics qui la visiteront, pour que l’on ait envie de créer, de lire, d’écouter la poésie de Césaire. Les travaux doivent être réalisés en 2024. Une cellule d’architectes, de paysagistes et de chercheurs travaille actuellement sur plusieurs scénarios de rénovation et de mise en scène pour cette maison appelée à devenir un lieu d'échanges, de rencontres et d’événements culturels liés à la mémoire d'Aimé Césaire, tout en l’accompagnant d’une muséographie moderne. Certains objets et souvenirs de l’homme politique pourront être utilisés et complétés dans le cadre d’une scénographie autour de sa vie et de son œuvre.

Chacun pourra en fonction de sa sensibilité (artistique, politique) aller plus loin : lire, consulter des courts métrages, entendre des récits avec des témoignages de personnes qui l’ont côtoyé de près, écouter des vers de Césaire dans des langues différentes. Et bien sûr, les scénographies s’adapteront en fonction du public : scolaires, artistes, visiteurs… Des prêts de collections seront également envisagés pour reconstituer cette maison qui s’est nourrie de rencontres d’autrui, notamment des amitiés que Césaire avait nouées au fil de son existence et qui étaient demeurées fortes tout au long de sa vie : Leopold Sédar Senghor, Michel Leiris, ou encore Wifredo Lam…

L’esprit des lieux sera conservé le plus fidèlement possible. L’ambiance du bureau, du salon et de la chambre sera sobrement mise en valeur avec des outils modernes, audioguides, QR codes pour smartphones et tablettes, et tables d’orientation numériques accessibles au jeune public. Les autres espaces intérieurs et extérieurs de la maison seront transformés pour rappeler aux visiteurs le parcours de vie d’Aimé Césaire, ses liens avec l’Afrique, le surréalisme, l’art, le théâtre. Souhaitant attirer les visiteurs dans le quotidien d’Aimé Césaire, notamment son amour pour la lecture, divers ouvrages seront en accès libre. Quant aux 4 000 livres de sa bibliothèque personnelle, en cours d’inventaire, ils seront protégés et mis en valeur sous des vitrines, indexés et classés par thématiques.

Certains espaces, en revanche, seront employés autrement. C’est le cas des anciennes chambres d’enfant qui seront transformées en lieux d’émulation artistique pour créer un lien entre création passée et contemporaine. Des créations d’artistes contemporains, écrivains et plasticiens, viendront ainsi ponctuer cette évocation du passé et rendre hommage au génie créatif de Césaire et à son engagement politique. De même, l’ancienne cuisine extérieure sera détruite et réaménagée en un espace dédié à l’art qui sera abrité par une verrière tout en transparence. Celle-ci aura une vue plongeante sur les jardins qui feront, eux aussi, l’objet d’un réaménagement total : à terme, ils accueilleront un jardin médicinal, un jardin merveilleux évoquant Absallon, un jardin onirique, sans oublier un théâtre de verdure où auront lieu des événements et manifestations culturels et artistiques.

Ce vaste projet de réhabilitation de la maison d’Aimé Césaire concernera d’abord la maison en elle-même avec la création d’un parcours muséographique qui explique l’homme et l’œuvre, puis dans un second temps l’aménagement des espaces extérieurs. Il vise à faire de ce lieu un site culturel incontournable de la Martinique.