Un héritage des Kalinagos

Si en parlant de vannerie, à la Martinique on a fort souvent l’habitude de penser au bakoua, et donc à la vannerie obtenue à partir des feuilles séchées de l’arbre qui porte le même nom, il faut savoir que cette vannerie est cependant très récente. Elle date de l’introduction de la plante nommée bakoua à la Martinique au début du XIXe siècle. Les Martiniquais ont en effet hérité d’un autre savoir-faire, beaucoup plus ancien, celui des peuples Kalinagos, les premiers habitants de l’île qui leur ont transmis l’art de la corderie ainsi que celui de la vannerie, une de leurs multiples traditions.

Selon ce que nous ont laissé les chroniqueurs européens, nous savons qu’en 1658, dans son ouvrage intitulé Histoire naturelle et morale des îles Antilles publié à Rotterdam, Charles de Rochefort souligne avec les mots caraïbes l’art de la vannerie dans son Second livre, au chapitre XVII intitulé « Des occupations et des divertissements des Caraïbes ». Rochefort qui n’avait pas toujours la connaissance, ou la précision, ni le nom réel des plantes locales note que les Caraïbes font « des paniers de joncs et d’herbes de diverses couleurs ». Il appelle improprement « jonc » (plante qu’il connait dans sa contrée d’origine avec laquelle on peut faire des objets similaires) mais il s’agit ici de l’aroman et du cachibou des plantes tropicales avec lesquelles sont fabriquées ces choses. L’auteur cite la confection de petites tables « que les autochtones appelaient « Matoutou ». Ce mot d’origine Kalina est resté dans la langue créole pour désigner un plat cuisiné à base de crabes : le matoutou. Il parle aussi « des tamis nommés « Hibichets » mot qui en créole se dit lébiché et désigne toujours un tamis, ainsi que des Catolis « qui sont des hottes » ce mot ne nous est pas parvenu.

Au siècle suivant, dans le tome premier du Nouveau voyage aux isles de l’Amérique qu’il publie à La Haye en 1724, le père Labat consacre lui aussi, un chapitre aux coutumes des Amérindiens. Jean-Baptiste Labat, plus communément nommé Père Labat nait à Paris en 1663 où il meurt en 1738. Il est ordonné prêtre à Paris en 1685, il est missionnaire de la confrérie des dominicains (L’ordre des Prêcheurs ou des Frères prêcheurs). L’homme tout à la fois botaniste, explorateur, ethnographe, militaire, propriétaire terrien, ingénieur et écrivain est presque omniscient. En 1693, il est retenu comme volontaire et part en tant que missionnaire avec l'autorisation des responsables de l’ordre des dominicains aux Antilles. Il débarque dans l’ile le 29 janvier 1694. Il rejoint ses pères à la paroisse de Macouba au nord de la Martinique, une commune réputée à l’époque pour la très bonne qualité à la fois de son tabac et de son café, Macouba, où il travaille pendant deux ans à développer la paroisse et à la construction de nombreux édifices. En 1696, il voyage en Guadeloupe et dans l’ile de la Dominique, juste au nord de la Martinique, puis est nommé procureur syndic des îles d'Amérique à son retour en Martinique.

Le père Labat intitule un chapitre de son ouvrage « Des Sauvages appelés Caraïbes, de leurs vêtements, armes, vaisseaux et coutumes ». Il parle des mêmes thèmes que monsieur de Rochefort. Il décrit minutieusement les différents objets réalisés en vannerie par les « sauvages ». Il explique que le « matoutou est une grande boite carrée sans couvercle, une espèce de table dans laquelle on peut mettre de l’eau sans craindre qu’elle ne s’écoule, tant les côtés sont travaillés, serrés ». Il donne le nom de la matière qui selon lui est faite de « roseaux ou de queues de lataniers, peints de plusieurs couleurs ». Il ne donne aucun détail sur les techniques utilisées.

Il parle du hamac dans lequel « on dort au frais on n’a besoin ni de couverture, ni d’oreillers », sans pour autant parler de la technique de réalisation de l’objet.

La vannerie pratiquée dans nos régions est un artisanat hérité des Indiens dit Caraïbes, les Kalinagos premiers habitants de l’île. Ils fabriquaient beaucoup d’objets du quotidien en vannerie, à base des fibres des plantes. Ils s’en servaient principalement pour créer des objets d’utilités quotidiennes, des paniers, des chapeaux, des nattes et autres contenants avec le cachibou et l’aroman deux plantes tropicales. Ils ont transmis leurs rudiments à la population servile et notamment aux marrons avec lesquels ils étaient plus aisément en contact et « partageaient » aussi un même ennemi : le colon. La tradition s’est perpétuée par les marrons puis de père-en mère-en fille et se pratique encore aujourd’hui notamment à Morne des Esses, un quartier de Sainte-Marie.

L’aroman (Maranta arouma) ou arouman (Ischnosiphon arouma) est une plante qui est assez répandue dans les Antilles notamment : à la Martinique, Guadeloupe, Dominique, Grenade, Saint-Vincent. L’aroman produit des espèces de flèches qui laissent entrapercevoir de rares inflorescences sans prétention qui semblent s’être déposées sur la tige de la plante. C’est une plante utilisée dans la fabrication de la vannerie.

Le Cachibou (Calathéa lutea), de la famille des Marantacées, est une plante qui peut atteindre 1,5 à 2 m. Ses feuilles assez larges semblent s’être hissées sur des échasses pour partir à la rencontre du soleil. Il porte des fleurs de couleur jaune engoncées dans une gaine toute pourpre et bien droite. Sa floraison a lieu de juin à août. On trouve le cachibou dans la région des Grandes et Petites Antilles, en Amérique centrale et en Amérique du Sud. 

L’aroman et le cachibou sont tous les deux de la même famille des Marantacées. Ce sont deux plantes herbacées tropicales que l’on trouve dans l’ile, très souvent aux abords des sentiers au sol humidifié ou des rivières. Avec la paille séchée de leur tige, travaillées conjointement, on fabrique des « paniers caraïbes » nom vernaculaire de petites valises. De nos jours on habille les objets, carafes ou bouteilles, on fait des chapeaux, des boucles d’oreilles, toute une panoplie de petits sacs à main. Tout un ensemble d’objets de plus en plus différents et modernes est fabriqué de fibre de cachibou et d’aroman. Ces plantes permettent de réaliser la grande majorité de la vannerie faite au Morne des Esses.

Préparation de la matière première et réalisation

Préparation de l’aroman. Cueillir les tiges d’aroman, une fois que les plantes ont fleuri. Prendre les flèches. Diviser chaque tige recueillie en 4 à l’aide d’une « qua » en bambou (une espèce d’instrument fait maison avec lequel on va les équarrir (dégrossir). Les mettre à sécher à plat au soleil, pendant 15 jours, jusqu’à ce qu’elles prennent une couleur marron-rougeâtre. L’aroman en séchant au soleil, devient naturellement rouge.

Les transformer en lanières larges et fines. Les laisser macérer 3 à 4 jours pour obtenir des teintes encore beaucoup plus foncées allant jusqu’au noir, en faisant tremper les fibres dans la vase recueillie près des rivières. Fendre les tiges en 2 ou 4 sur la longueur. Une fois la matière première préparée, disposer des lanières de 3 couleurs différentes pour tisser : l’aroman marron, l’aroman noir et le cachibou blanc nacré. Recalibrer les lanières si on le souhaite. La matière est prête.

Préparation du cachibou. Prendre un petit canif, écorcer le cachibou en 2, 3 ou 4, lanières. Faire bouillir les lanières obtenues une heure de temps à partir de l’ébullition. Faire sécher au soleil 3 jours, pour obtenir une couleur blanc-nacré. Dédoubler ensuite en lanières et les affiner comme pour l’aroman.

Le tressage. Les tiges doivent être de bonne qualité, être solides et souples. Comme toujours l’artisan va créer des motifs en combinant et en entrecroisant des brins d’aroman et de cachibou. Les vanniers se servent de moules en bois fabriqués le plus souvent sur mesure pour créer leurs objets, ils travaillent aussi directement sur les formes courbes (carafes, bouteilles, abat-jour). En fonction de l’artisan, la pièce est assez souvent unique. Les motifs ont cependant évolué sur des nouvelles formes beaucoup plus modernes et de plus en plus la vannerie s’approprie d’autres réalisations moins traditionnelles. Des bijoux en vannerie caraïbe (bracelets, boucles d’oreilles, sacs, etc…), sont fabriqués. La vannerie caraïbe est accessible à pratiquement presque tout. Et ainsi l’objet prend forme sous les doigts experts qui lui donnent vie.

Cependant, hormis les clubs de loisirs fréquentés le plus souvent par les séniors, ou encore quelques associations qui voudraient préserver ce pan du patrimoine, il n’existe aucune formation professionnelle proprement dite mettant l’accent sérieusement sur l’apprentissage du tressage et la préparation de la paille.

Les objets réalisés en paille caraïbe ont de moins en moins le même usage, ils servent bien plus à décorer, à offrir, qu’à servir d’objet utilitaire comme autrefois. Ils sont remplacés par les ustensiles modernes ce qui met la fonction en danger. Pour ne pas disparaitre comme bien d’autres avant elle, la vannerie caraïbe, qui fait partie de notre patrimoine, doit absolument s’adapter au monde moderne. Il est primordial de la connaitre, de maitriser son savoir-faire pour la faire perdurer auprès des jeunes générations qui devront en retour la perpétuer.