De la tradition orale à la poésie

Avant que la question de l’écriture n’influence la littérature, celle-ci était portée par la tradition orale grâce à un corpus de contes et légendes qui continuent toujours d’irriguer la culture vietnamienne. Ainsi, ne dit-on pas encore que le pays est enfant du dragon et de l’immortelle, comme le dit le proverbe (Con rong, cháu tiên) qui sonne tel un rappel du mythe fondateur de la rencontre de Âu Co et de Lac Long Quân. La première était une déesse terrestre, le second un monstre aquatique, ce « dragon » se retrouvait d’ailleurs dans le nom donné à Hanoï dans l’Antiquité : Thang Long. De cet amour, qui consacrait l’union de la terre et de la mer, jaillirent cent œufs : la moitié était féconde et donna naissance au peuple vietnamien originel. Plusieurs versions existent, ajoutant là des éléments fantastiques, précisant ici la généalogie de ces divinités, mais d’autres légendes – telles que Thân Tru Tròi – préfèrent l’hypothèse d’un dieu géant qui s’attela à ériger un pilier soutenant la voûte céleste et dont, paraît-il, des vestiges subsistent dans la région d’Hai Duong, à l’est d’Hanoï. À ces récits de la création s’ajoutent divers contes de fées qui se sont répétés de génération en génération, jusqu’à nos jours. Étrangement, certains font écho à ceux de notre jeunesse, à l’instar de Tâm Cán, du nom de deux demi-sœurs, où la pauvre héroïne présente bien des similitudes avec la Cendrillon européenne. D’autres, au contraire, sont plus typiques : c’est ainsi dans une pagode (temple bouddhiste) que le fils d’un mandarin aperçut une jeune femme – qui s’avèrera être une fée – dans le conte Tù Thúc Gap Tiên.

À leur habitude, tradition orale et poésie marchent main dans la main, l’art majeur s’impose donc, sans surprise, comme le premier retranscrit à l’écrit dans la littérature vietnamienne, qui mérite déjà ce nom bien qu’elle sorte de mille années de domination chinoise (111 av. J.-C. - 932 ap. J.-C.). Or, celle-ci se ressentait encore, notamment parce que l’un des styles poétiques prisés était directement inspiré de la poésie Tang – d’après une référence à la dynastie éponyme (618-907) qui garde réputation d’être l’âge d’or de la poésie chinoise. Ces poèmes répondaient à des métriques particulièrement strictes et s’adressaient, de fait aux classes lettrées. Par contre, d’autres formes, plus spécifiquement vietnamiennes, à l’instar du luc bat, se montraient plus libres tout en respectant la loi des rimes et des vers. Elles se destinaient à toutes les couches de la société et leur succès a assuré leur pérennité.

Trois alphabets pour une langue

Bien que, comme nous l’ayons dit, le Vietnam ait acquis son indépendance vis-à-vis de la Chine au mitan du Xe siècle, l’écriture va, elle aussi, contribuer à perpétuer cette domination. Le chu Hán, basé sur les caractères chinois et considéré comme « savant », reste la norme, tant pour la poésie que pour les documents officiels tels que l’édit Thien do chieu qui proclame en 1010 le transfert de la capitale à Hanoi (alors Dai La), les multiples histoires impériales, ou, dans un autre genre littéraire, les Linh Nam Chích quái, contes merveilleux attribués à Vū Quynh (1452-1516). Cet ensemble de documents, aussi vaste soit-il, n’est plus intelligible pour les Vietnamiens d’aujourd’hui : certains textes sont certes encore enseignés à l’école, mais seulement après avoir fait l’objet d’une traduction nécessitant plusieurs étapes.

Pourtant, les choses étaient amenées à évoluer, tout autant dans le fond que dans la forme. Ainsi, si la poésie à ses débuts – du moins celle destinée aux lettrés – explorait les thèmes bouddhistes, bientôt, au rythme de leur positionnement auprès des politiques, les érudits confucéens imposèrent leur style, plus nettement marqué en faveur d’un certain patriotisme. Le Temple de la littérature de Hanoï, académie confucéenne fondée en 1070, qui accueillit entre ses murs des membres de la famille royale ainsi que les fils d’éminents fonctionnaires est le signe de ce revirement. Ce monument – classé historique en 1906 – existe toujours : en plus de figurer sur des billets de banque, il est également un des hauts-lieux touristiques de la capitale vietnamienne. Autre changement et non des moindres, les classes populaires commencent à revendiquer leur propre écriture, basée sur des caractères nouveaux, spécifiquement vietnamiens et non plus chinois. La première inscription en chu Nôm date de 1210, il s’agit d’une liste de personnes figurant sur une stèle de la pagode Tu Già Báo Ân dans le village de Tháp Mieu. Trân Nhân Tông (1258-1308), troisième empereur de la dynastie Trân, décidera que le chu Nôm servira dans ses proclamations au peuple, ce qui démontre bien que son usage sera très différent de l’écriture savante qu’était le chu Hán qui gardera son statut officiel, hormis lors de courtes périodes. À dire vrai, le nouvel alphabet est longtemps méprisé. Progressivement apparaissent pourtant des traductions en chu Nôm de textes préalablement écrits en chu Hán, voire en chinois. Citons tout au moins un classique atemporel, Chinh phu ngâm (Lamentations de la femme du soldat), dont la poétesse Doàn Thi Diêm (1705-1748) donna une version très appréciée.

Sans faillir ni désemparer, le chu Nôm finit par s’imposer comme l’écriture de prédilection des littéraires qui lui trouvent une sensibilité particulière : jamais formalisée, elle offre en outre une liberté absolue. Elle devient donc propice à la création et certains textes, parmi les plus célèbres du répertoire vietnamien, sont directement rédigés dans cette « langue », à l’image du Kim-Vân-Kiêu de Nguyen Du, né en 1765 dans la province de Hà Tīnh située au Nord du pays. Ce poème de 3 254 vers, écrit en respectant la versification propre au luc bát, s’inspire de l’intrigue d’un roman chinois et campe une jeune femme qui va se sacrifier, en épousant un proxénète, pour sauver sa famille. Il est dit que cette œuvre reflète comme nulle autre pareille l’âme vietnamienne. Pourtant, d’aucuns ont cru y percevoir une critique politique des dissensions entre la famille Trjnh (au Nord) et la famille Nguyen (au Sud). Citons également la poétesse Ho Xuân Huong, dont la biographie est aussi parcellaire que l’œuvre rescapée, mais dont on pense qu’elle était native de la province de Nghê An et qu’elle vécut de 1772 à 1822. Quoi qu’il en soit, les poèmes qui nous sont parvenus lui ont octroyé la réputation de « reine de la poésie Nôm ». Hélas, ce bel élan littéraire était voué à s’interrompre brutalement, quand le pays se trouva à nouveau sous un joug étranger et qu’il perdit l’accès à une écriture qui lui ressemblait.

Une fin de millénaire agitée

La France s’étant immiscée dans le conflit opposant les Trjnh aux Nguyen, annexa le sud du pays (colonie de Cochinchine) avant de s’imposer au nord (protectorat de Tonkin) et au centre (protectorat d’Annam) : le Vietnam, scindé en trois entités, sera intégré à l’Indochine française en 1887. Entre 1918 et 1920, les colons interdisent le chu Nôm et officialisent un nouveau système d’écriture qui n’est finalement pas si récent : le chu Quoc ngu. Cet alphabet, basé sur les lettres de l’alphabet romain, date en fait du XVIIe siècle. Inventé par des colons d’origine portugaise, tel le précurseur Francisco de Pina, il sera théorisé par Alexandre de Rhodes (Avignon, 1591 - Ispahan, 1660) qui éditera un dictionnaire latin-portugais-annamite (selon le nom ancien donné au vietnamien) à Rome en 1651. Si certains considèrent le Quoc ngu comme le symbole d’une nouvelle oppression étrangère, d’autres au contraire lui reconnaissent un rôle unificateur dans un pays, déjà, disloqué. De plus, plus simple à apprendre car ne nécessitant pas de prérequis chinois, cet alphabet ouvre aussi une porte. Ainsi, au début des années 30, le groupe Tuc Luc Van Doan (Par ses propres forces) se forme à Hanoï et décide de renouveler la littérature en suivant les influences occidentales. Cela est ressenti comme un vent de liberté qui autoriserait la possibilité de la subjectivité, après le Confucianisme et avant le Communisme, peu enclins à tolérer l’écriture en « je ». Malheureusement, les périodes de conflits vont donner une occasion supplémentaire aux écrivains de parler d’eux : la guerre va devenir le thème récurrent qui alimentera la production littéraire du XXe siècle, tandis que s’imposera une forme nouvelle, elle aussi occidentale, le roman.

La liste des auteurs qui s’expriment – malgré tout – est longue et abondamment traduite en français, grâce à l’engagement d’éditeurs tels que Picquier ou Riveneuve. Nous pourrions ainsi citer Pham Duy Khiêm, né à Hanoï en 1908 et décédé dans la Sarthe en 1974, dont les Légendes des terres sereines – contes du folklore qu’il a habilement collectés – sont toujours disponibles aux éditions de la Frémillerie, mais surtout Duong Thu Huong qui vit le jour en 1947 dans la région de Thái Bình et est reconnue comme la tête de file du renouveau de la littérature vietnamienne dans les années 80. Militante en faveur de la paix, elle est une romancière féconde. Son roman Terre des oublis est de ceux qui ne s’oublient pas, mais ne constitue qu’une part infime de son travail à retrouver chez Sabine Wespieser (Au zénith, Les Collines d’eucalyptus, Les Paradis aveugles, Sanctuaire du cœur, etc.)

Mentionnons également Minh Tuong Hoang et sa saga familiale – Le temps des génies invincibles – qui prend racine en 1945, Nguyên Huy Thiêp (1950-2021), premier écrivain contemporain publié en France après la guerre d’Indochine dont on découvre encore certains titres aux éditions de l’Aube (Mademoiselle Sinh, Crimes, amour et châtiment, Mon oncle Hoat et autres nouvelles), ou encore Bao Ninh, qui ne fut l’homme que d’un seul livre, Le Chagrin de la guerre (éditions Picquier) au titre tellement explicite. Si Fragments de vie en noir et blanc (Picquier) de Nguyên Quang Lâp et La Messagère de cristal (éditions Des Femmes-Antoinette Fouque) de Pham Thi Hoài sont malheureusement aujourd’hui épuisés dans notre langue, il est tout de même utile de préciser que ces deux auteurs ont eu maille à partir avec les autorités de leur pays à cause de ces écrits. Sans viser l’exhaustivité, il serait enfin difficile de ne pas évoquer Linda Lê qui quitta le Vietnam pour la France dans sa prime jeunesse. Auteure discrète, pourtant largement reconnue par ses pairs, elle a perdu la vie précocement la vie en 2022, laissant une œuvre où se comptent des chroniques (L’Armée invisible chez Cerf) et surtout des romans, parfois d’inspiration autobiographie (Je ne répondrai plus jamais de rien chez Points, Héroïnes : un rêve éveillé chez Bourgois, À l’enfant que je n’aurai pas chez Nil…). Certes, les liens entre le Vietnam et la France ont peu à peu tendance à s’étioler, faisant sans doute chuter le nombre de traductions et oublier qu’une nouvelle génération d’écrivains, qui n’a pas connu la guerre, prend aujourd’hui la parole et semble décidée à s’affirmer. Viet Thanh Nguyen, né en 1971, en est un bon exemple, avec Le Dévoué (10-18) qui parle de camp de rééducation et de réfugiés, tout autant que Phong Diep (Blogger, Delete, chez Riveneuve) et Phan Hon Nhien (Cheval d’acier, également chez Riveneuve).