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Les origines

Se pourrait-il que les entrailles de l’Etna abritent la demeure de Vulcain ou que les terribles Charybde et Scylla, à qui l’on doit un proverbe, hantent encore le détroit de Messine ? En Méditerranée, tout commence par une légende, et sur la plus grande de ses îles cette vérité reste immuable depuis l’Antiquité. S’il se murmure que la douce Aréthuse a trouvé refuge dans le port de Syracuse ou que la fée Morgane, devenue Fata Morgana, apparaît à ceux qui croient aux mirages, la Sicile serait également la terre natale d’un drôle de trublion aux cent mille péripéties, Giufà, qui serait l'héritage de la conquête musulmane là où les déesses et autres dieux rappelaient le temps de la colonisation par les Grecs. Mais il existe une autre règle d’importance : la tradition orale finit toujours par laisser place à la littérature écrite, miracle auquel la Sicile peut prétendre avoir assisté au XIIIe siècle.

À l’époque, le latin se réserve le privilège d’être utilisé par les hommes d’Eglise. Langue sacrée, et donc officielle, il délègue volontiers au français le pouvoir de la poésie. L’italien, quant à lui, n’a pour l’heure pas gagné ses lettres de noblesse, peut-être pour des raisons historiques qui l’entachent d’une réputation douteuse, ou parce que les différents patois locaux ne l’ont pas aidé à accéder à une unité salutaire. Toujours est-il qu’à l’initiative de Frédéric II de Hohenstaufen, empereur polyglotte qui, quelque peu en froid avec la papauté, avait peut-être tout intérêt à s’affranchir du latin et à rêver d’une grande langue nationale, et sous l’égide de Giacomo de Lentini, fonctionnaire attaché à sa cour à qui l'on attribue l’invention du sonnet, va naître un lieu d’expérimentation poétique désormais connu sous le nom d’École sicilienne. Dans cette « Magna Curia », au gré des apports des participants issus d’horizons différents, les dialectes vont fusionner et évoluer jusqu’à aboutir à une langue enrichie qui explorera sans relâche un thème de prédilection : le fin’amor.

Cette aventure linguistique ne perdurera que quelques décennies et ne survivra qu’à peine à la mort de l’empereur survenue en 1250, mais elle aura pourtant une influence majeure sur Dante Alighieri (1265-1321), comme il le reconnaîtra dans De vulgari eloquentia, d’autant plus qu’elle présentait des affinités avec le toscan que le « Père de la langue italienne » retiendra pour devenir l’italien moderne. Comme un juste retour des choses, il est dit que Pétrarque (1304-1374), autre « Couronne » de la littérature italienne, initiera dans les lettres siciliennes un nouveau souffle par la grâce de son Canzoniere, comme le confirme la fabuleuse anthologie poétique, Les Muses siciliennes, que publiera Pier Giuseppe Sanclemente, pseudonyme de Giuseppe Galeano, en 1645.

Le second souffle

Mais les écrivains ne se contentent pas de jouer de l’imitation. Ainsi, le XVIIIe siècle marque véritablement un nouvel âge d’or de la littérature sicilienne, et cela se remarque d’autant plus par une certaine audace à utiliser leur dialecte local, à l’image de Giovanni Meli (1740-1815) à qui l’on doit une œuvre abondante métissée autant de poésies pastorales (La Bucolique) que de pièces satiriques (L’Origine du monde, dans laquelle il décline les théories, plus ou moins hasardeuses, énoncées pour expliquer d’où viennent les hommes). Très vite, le siècle voit s’imposer un nouveau courant littéraire qui a autant trait au naturalisme de Zola qu’au réalisme de Dostoïevski, il s’agit du vérisme qui prendra tout particulièrement forme sous la plume de trois Siciliens : Luigi Capuana (1839-1915), Federico de Roberto (1861-1927) et surtout Giovanni Verga (1840-1922) qui est reconnu comme l’un des plus grands auteurs que l’île ait vu naître.

Le premier, véritable théoricien du mouvement, est également acclamé pour avoir ouvert la brèche de la littérature régionale, il a laissé à la postérité un roman paru en 1901, Le Marquis de Roccaverdina, mais c’est Un vampire dont on se délecte en français aux éditions La Part commune. Le deuxième est devenu célèbre pour sa vaste chronique de l’histoire sicilienne du XIXe siècle, I Viceré, devenue Les Princes de Francalanza dans la traduction proposée par Stock. Enfin, qui mieux que Giovanni Verga, un classique à découvrir chez Gallimard, décrit la Sicile, ses traditions et ses « vaincus » avec un tel réalisme mâtiné de pessimisme ? Qu’il s’agisse du roman Les Malavoglia ou des quatre nouvelles du recueil La Louve, chacun de ses textes fait partie de ceux qui ne s’oublient pas.

La voie est ouverte pour que surgisse un écrivain récompensé par le prix Nobel de littérature qui lui est décerné en 1934. Luigi Pirandello, né à Agrigente en 1867, s’essaye tout d’abord au vérisme dans son premier roman, L’Exclue (1901), qui certes n’a pas fait date. Des vicissitudes financières l’obligent à se consacrer d’autant plus sérieusement à son amour pour les lettres. De ces recherches et de ce travail opiniâtre naîtront un style personnel, que d’aucuns qualifient de « pirandellisme », et des œuvres qui gardent une fraîcheur contemporaine malgré le siècle écoulé. Pour qui a la chance de ne pas encore le connaître, les lectures des Nouvelles complètes parues en Quarto chez Gallimard, ou du roman Feu Mattia Pascal (Flammarion), récit d’un homme que l’on a cru suicidé et qui a décidé d’en profiter pour s’inventer une nouvelle vie, dévoileront les fascinants jeux de miroirs dans lesquels Pirandello excellait. Bien qu’il n’y viendra qu’à l’aube de la cinquantaine, et qu’il n’y voyait qu’une perte de temps qui le détournait de sa passion pour la narration, c’est le théâtre qui définitivement le consacre comme auteur d’importance. Dans ce domaine il sera soutenu par le poète et dramaturge Nino Martoglio qui mettra en scène ses premières pièces dans les années 1913. Finalement, Pirandello se décidera à créer sa propre compagnie une décennie plus tard, confirmant ainsi le faste littéraire de l’entre-deux-guerres auquel participera, par exemple, Giuseppe Antonio Borgese en livrant en 1921 une description sans fard de cette génération perdue dans Vie de Filippo Rubè (collection L’Imaginaire). Une découverte qui ne saurait être complète sans la lecture du recueil de nouvelles Les Belles, et sans celle des pamphlets qu’il rédigea contre le fascisme lors de son exil américain (Goliath, 1937).

Le second conflit mondial disperse un temps les populations mais n’étouffe pas l’inspiration qui agite les écrivains siciliens. L’après-guerre voit ainsi se révéler le talent de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dont l’unique roman, Le Guépard, est devenu film mythique sous l’œil avisé de Luchino Visconti. Pourtant, le succès fut posthume et difficile à obtenir. Ce texte, qui utilise l’arrivée de Garibaldi comme trame historique, fut encensé par Aragon mais jugé rétrograde par le Syracusain Elio Vittorini (1908-1966), intellectuel qui, depuis la parution en 1941 de Conversation en Sicile (collection L’Imaginaire), dénonciation à peine voilée du fascisme, jouit d’une certaine influence auprès de ses pairs. Il fallut toute l’énergie de Giorgio Bassani, romancier italien, pour que Le Guépard soit offert à son public et accepté comme une sévère critique des élites, une démarche récompensée par l’obtention en 1959 du Prix Strega, deux ans après que Lampedusa eut été rendu à la terre.

La même année, la Sicile reçoit son second prix Nobel de littérature en la personne de Salvatore Quasimodo, né à Modica en 1901, une distinction qui n’est qu’à moitié applaudie par la critique italienne, le poète possédant lui aussi ses détracteurs. Autodidacte devenu helléniste, marqué par la rythmique si particulière de son île carrefour des civilisations, Quasimodo s’inscrit dans l’ermetismo à l’italienne et n’est pas toujours bien compris, bien que dans sa seconde époque, celle qui fait suite au bouleversement que lui impose la guerre, il se tourne vers une thématique plus sociale et plus universelle. Cette liberté de forme sera aussi celle qu’explorera Stefano d’Arrigo (1919-1992) dans Horcynus Orca qui compte plusieurs milliers de pages et raconte pourtant le simple retour d’un marin à Messine en 1943. Cette complexité assumée, sujet d’étude privilégié de maints érudits, n’est pas sans évoquer une autre prouesse, l’Ulysse de James Joyce.

Diversité et force du XXe siècle

Bien sûr il faudrait encore citer Ignazio Buttitta (1899-1997), poète évoquant la dureté de sa région natale en sicilien, Vitaliano Brancati (1907-1954), écrivain mort précocement qui subit une brutale prise de conscience politique qu’il évoqua dans Les Années perdues, Gesualdo Bufalino qui remporta coup sur coup le Prix Campiello pour Le Semeur de peste et le Prix Strega pour Les Mensonges de la nuit. On peut citer Bartolo Cattafi (1922-1979), poète sicilien issu du mouvement littéraire « Linea Lombarda », un mouvement stylistique qui refuse l'emphase au profit d’un phrasé direct, imagé et simple. Le recueil traduit en français Eau de Poulpe compte 55 poèmes à découvrir. Autre auteur important, Giuseppe Bonaviri (1924-2009), qui se plaisait à faire renaître sous sa plume les légendes locales, mais place est donnée à un autre éminent auteur sicilien, Leonardo Sciascia, qui vit le jour en 1921 à Racalmuto. Fils de mineur comme il aimait à le rappeler, Sciascia devient l’instituteur de son village natal en 1949, mais le destin lui réservait une carrière romaine puis une incartade dans le milieu politique. Ainsi évoque-t-il la mafia dans Le Jour de la chouette, l’Inquisition dans Mort de l’inquisiteur, la corruption dans À chacun son dû ou la justice dans Le Contexte. N’hésitant pas à éveiller la polémique, voire à dénoncer ou à se montrer sarcastique, l’écrivain dresse un portrait très personnel de son pays à travers ses allégories et autres succédanés d’enquêtes policières, une approche passionnante pour qui s’intéresse à la politique italienne.

Ceux qui préfèrent les intrigues qui font le sel des romans policiers pourront sans le vexer se tourner vers l’œuvre de son ami et compatriote Andrea Camilleri (1925-2019). Est-il même besoin de présenter celui qui a vendu plusieurs dizaines de millions d’exemplaires à travers le monde de ses histoires mettant en scène son si attachant personnage emblématique, le commissaire Montalbano ? Au besoin peut-on préciser que le travail de Camilleri ne faisait pas uniquement montre d’imagination ou de documentation : virtuose de la langue, il a su s’amuser à mêler italien et sicilien tant dans le vocabulaire que dans la syntaxe.