Des débuts tardifs

Il est dit qu’à Singapour la littérature apparut avec l’arrivée des Britanniques qui récupérèrent l’archipel suite au traité de Vienne signé en 1815. Dans les faits, c’est plutôt le début du XXe siècle qui sert de jalon, et plus précisément l’année 1937 où fut publié à Londres FMSR : A Poem sous le nom de Francis P. Ng, pseudonyme de Teo Poh Leng, enseignant puis directeur d’école malaisien résidant à Singapour. Écrit en vers libres et fortement inspiré par le courant moderniste européen, il s’agissait du récit poétique d’un trajet en train, d’où son titre, FMSR étant l’acronyme de Federated Malay States Railways. Le voyage littéraire singapourien s’arrêta pourtant net, ce n’est qu’à l’heure de l’indépendance qu’il reprit tranquillement. Il fallut donc faire preuve de patience, un don que cultiva Goh Sin Tub (1927-2004) qui ne publia son premier recueil de nouvelles (Honor and Other Stories) qu’à l’âge de soixante ans, et son roman The Nan-Mei-Su Girls of Emerald Hill deux ans après. Un lent parcours qui fut également celui de Rex Anthony Shelley, né en 1930, qui se mit à la fiction sur le tard  Shrimp People, ne fut publié qu’en 1991 , ce qui ne l’empêcha pas de faire une belle carrière littéraire puisqu’il reçut par trois fois le Prix de Littérature de Singapour remis par le NBDCS (National Book Development Council of Singapore).

Pour autant, ces deux hommes n’avaient pas perdu leur temps : outre ses succès professionnels, Shelley fut un autodidacte méritant puisqu’il apprit seul le japonais, la peinture, le piano… et l’accordéon, tandis que Goh Sin Tub créa au sein de l’Institution Saint-Joseph le Youth Circle Poetry pour les écrivains en herbe. L’un d’entre eux était voué à la postérité, Edwin Thumboo, né en 1933, est en effet considéré comme le pionnier de la poésie singapourienne de langue anglaise. Il commença à publier dès 1956 (Rib of Earth) alors qu’il était encore étudiant, puis mena sa carrière sur les deux fronts, devenant professeur à l’Université de Singapour, puis chef du département de Littérature anglaise et enfin doyen de la Faculté des arts et des sciences sociales. Côté écriture, il enchaîna les publications Gods Can Die en 1977, Ulysses by the Merlion en 1979, A Third Mal en 1993, Still Travelling en 2008 et les honneurs : le Prix des écrivains de l’Asie du Sud-Est en 1979, par trois fois le Prix de Poésie remis par le NBDCS (en 1978, 1980 et 1994), la médaille du mérite Pingat Jasa Gemilang en 2006… Il a souvent été dit qu’il était « officieusement le poète officiel de Singapour » car, notamment après l’indépendance obtenue en 1965, son œuvre se teinta de nationalisme par volonté de forger une identité commune à une population multiculturelle. Cela est particulièrement prégnant dans son recueil où apparaît la figure du « merlion », chimère à tête de lion et corps de poisson qui sert d’emblème au pays et rappelle une ancienne légende datant de l’époque où celui-ci s’appelait encore Tamesek. À dire vrai, la scène littéraire a de longue date été politique à Singapour, la création en 1950 du mouvement Asas 50 (Angkatan Sasterawan : mouvement des écrivains) en est le signe. Ce groupe ne se contenta pas d’aspirer à une littérature novatrice, ni de se scinder quand survint le différend « l’art pour la société » versus « l’art pour l’art », il souhaitait aussi se faire critique à l’encontre tout autant de la colonisation que du poids des traditions. En un mot, il s’opposait à l’oppression, sous toutes ses formes.

Politique et ouverture

C’est donc sans surprise que certains auteurs singapouriens ont acquis une réputation de dissidents, tel Gopal Baratham (1935-2002) qui préféra publier à Londres en 1991 son roman A Candle or the Sun évoquant l’Opération Spectrum de 1987. Il réitéra trois ans plus tard avec The Caning of Michael Fay, du nom d’un adolescent américain qui, en 1994, eut violemment maille à partir avec la police singapourienne. Cela ne le priva pas des honneurs deux prix du NBDCS en 1982 et 1990 pour ses recueils de nouvelles Figments of Experience et People Make You Cry and Other Stories, puis celui de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est en 1991 ni d’être mis en scène par une troupe théâtrale ou d’être encensé dans le journal The Straits Time. La scène fut également éminemment politique, au détriment de Kuo Pao Kun né en Chine en 1939 où il avait vécu jusqu’à ses 10 ans qui fut emprisonné de 1976 à 1980. Une période sombre qui n’entache en rien sa réputation actuelle de chef de file du théâtre singapourien, il reçut en 1990 le Cultural Medallion pour ses contributions et son engagement, ses pièces issues du réalisme social furent jouées à l’international et traduites dans de nombreuses langues, dont le français (Le Cercueil est trop grand pour la fosse, éditions des Cygnes). Cette curiosité mondiale bénéficia également à Goh Poh Seng dont la vie même s’inscrivit dans le multiculturalisme puisqu’il avait vu le jour à Kuala Lumpur en 1936, fut étudiant à Dublin puis médecin à Singapour, avant d’émigrer en 1986 au Canada où il décéda en 2010. Son roman If We Dream Too Long, récit initiatique d’un groupe d’adolescents, pourtant boudé dans l’archipel à sa sortie en 1972, est désormais un classique étudié à l’université. Il fut surtout, rapidement après sa parution, traduit en russe, japonais et tagalog, ce qui confirma la présence de Singapour sur la scène littéraire internationale.

Vie quotidienne, traditions, cosmopolitisme, voilà les sources auxquelles s’abreuvent les écrivains, dont Robert Yeo, connu pour ses pièces de théâtre (depuis Are You There, Singapore ? en 1974 jusqu’à The Singapore Trilogy en 2001), mais qui a également écrit de la poésie et un roman (The Adventures of Holden Heng, 1986), ou bien Catherine Lim qui a fait sensation avec ses recueils de nouvelles où elle n’hésitait pas à épingler les petits travers de ses concitoyens, dès Little Ironies : Stories of Singapore, un classique depuis sa publication en 1978. Son talent a été applaudi à travers le monde grâce à une œuvre foisonnante dans laquelle le rôle des femmes, notamment dans la culture traditionnelle chinoise, n’est jamais minoré. Plus discret, par nature, Arthur Yap (1943-2006) fut quant à lui un poète, parfois expérimental, qui suscita l’admiration de ses pairs jusqu’à New York grâce à son utilisation habile du « singlish », cet anglais typiquement singapourien. Il ne serait enfin pas possible d’évoquer l’art poétique si prisé à Singapour sans citer Lee Tzu Pheng (Prospect of a Drowning, Short Circuits, Sing a Song of Mankind, etc.) et Boey Kim Cheng qui remporta à 24 ans, avec son tout premier recueil Somerwhere-Bound, le Prix de poésie du NBDCS, prélude d’une œuvre abondamment saluée et récompensée (After the Fire, Clear Brightness, The Singer). Également né en 1965, Haresh Sharma remporte le même succès, pour sa part sur la scène théâtrale. De la centaine de pièces qu’il a jusqu’à présent signées (de Lanterns Never Go Out en 1989 à Cluster Fish en 2019), bon nombre ont été montées de Londres à Melbourne. Fundamentally Happy (2015) a été jugée comme l’une des meilleures pièces écrites en 50 ans par The Business Times. L’année 1965, décidément féconde, vit enfin naître le romancier Colin Cheong qui a publié pas moins d’une trentaine de livres dont le plus connu est Tangerine (1996). Artiste accompli, il a troqué sa carrière de journaliste contre un poste de professeur de danse.

Une vitalité étonnante

Pour autant, les générations nées à partir des années 70 n’ont pas à rougir de la comparaison, surtout que les œuvres destinées à être traduites notamment dans notre langue sont en perpétuelle augmentation. Les genres littéraires aussi se multiplient, à l’instar de la bande dessinée qui progressivement fait son apparition, que ce soit avec Dave Chua et son roman graphique L’Homme de la maison (éditions Steinkis), ou avec Charlie Chan Hock Chye : une vie dessinée (chez Uban Comics), une fausse biographie qui valut à Sonny Liew trois récompenses, en France, à Singapour et aux États-Unis. Toujours trop peu traduite, la poésie singapourienne n’en demeure pas moins vigoureuse comme le démontre la célébrité d’Alvin Pang (Testing the Silence, City of Rain), invité dans de nombreux salons littéraires d’Asie du Sud-Est, et le bon accueil réservé à Cyril Wong dont les poèmes (Excess Baggage and Claim, Below, etc.) ont parfois été mis en musique. Deux exceptions cependant : Toh Hsien Min dont on aura plaisir à lire le recueil Dans quel sens tombent les feuilles grâce au remarquable travail des éditions Caractères, et dont on notera par ailleurs qu’il a fondé le plus grand magazine littéraire de l’archipel, Quaterly Literary Review Singapore, et Christine Chia, née en 1979, dont l’autobiographie « en vers crus » comme le précise l’éditeur Le Corridor bleu se découvre sous le titre La Loi des remariages, suivi de Séparation : une histoire. Cet ouvrage a été largement applaudi par les poètes contemporains, notamment par Alfian bin Sa’at, l’enfant terrible des lettres singapouriennes. Lui qui jouit de multiples ascendances (Malaisie, Java, Chine, Sumatra) et écrit dans plusieurs langues, officie tout autant sur la scène poétique que sur la scène théâtrale. D’ailleurs, le théâtre se porte bien grâce à l’énergie intarissable de Jean Tay qui travaille aussi bien sur la condition des femmes (Water from the Well, The Knot) que sur l’histoire de Singapour (Sisters), aux talents multiples du dramaturge metteur en scène de Joel Tan, ou à la fibre artistique de Faith Ng, directrice associée du Checkpoint Theatre de Singapour.

L’archipel, qui a su changer de visage en quelques siècles, ne cessera assurément pas de se métamorphoser et de nous surprendre. En littérature, de nouvelles plumes, souvent féminines, s’avèrent décidées à viser juste. Ainsi, dans Foreign Bodies (1997), Hwee Hwee Tan s’interroge sur le fossé qui sépare Singapour l’ultra-contemporaine et Singapour la conservatrice, dans Heartland (1999) Daren Shiau traite la question du déracinement, Balli Kaur Jaswal aborde de front les changements sociétaux (Inheritance) et la diaspora indienne (Le Club des veuves qui aimaient la littérature et Les Incroyables aventures des sœurs Shergill, chez Belfond), tandis que Jing-Jing Lee ravive la mémoire des femmes qui durent se soumettre aux occupants japonais dans How We Disappeared (2019). Citons enfin Rachel Heng et Clarissa Goenawan qui, respectivement avec une dystopie (Suicide Club) et un polar (Lune d’automne, éditions Les Escales), ouvrent de nouvelles perspectives.