Une des premières versions des Chroniques des Bohêmiens de Cosmas, XIIe siècle. © wikimedia commons.jpg
Josef Dobrovský © Jan Pohunek - Shutterstock.com.jpg

Des origines au Renouveau

Si de la période romane nous sont parvenus certains textes en vieux slave, c’est en latin que Cosmas, ecclésiastique mort en 1125, écrit sa Chronica boemerum. Inestimable, cet ouvrage mêle descriptions historiques et mythes fondateurs, dont celui de la princesse Libuše, fille de Krok, qui par la grâce de son don de prophétie se choisit un agriculteur comme mari, initia la dynastie des Přemyslides et décida de l’emplacement de Prague. Ces textes se retrouvent, parmi d’autres, dans la Bible du Diable, ou Codex Gigas. Il est dit que l’auteur de ce manuscrit du XIIIe siècle serait Herman le Reclus, bénédictin ayant rompu ses vœux monastiques et qui, pour ne pas se faire emmurer vivant, se serait engagé à rédiger en une nuit un livre regroupant toutes les connaissances humaines. Vers minuit, se rendant compte qu’il n’y arriverait pas, il aurait sollicité l’aide de Lucifer…

Premier texte en tchèque, la Chronique de Dalimil marque le début du XIVe siècle. Nous ne savons rien de l’auteur qui retrace l’histoire de son pays, l’affectant d’un message enjoignant à se rebeller contre l’ennemi allemand. L’époque reste trouble, c’est dans un contexte politique et religieux compliqué que voit le jour le prédicateur Jan Hus. Sa mort sur le bûcher en 1415 entraînera l’insurrection des hussites. Sa vie sera aussi marquée par ses travaux de linguiste et son De orthographia bohemica influencera la graphie du tchèque qui se pare de diacritiques. Une autre révolution se répand progressivement en Bohême à la fin du XVe siècle et au XVIe : l’imprimerie de Gutenberg. Au siècle suivant, elle facilitera la diffusion des idées de Comenius (1592-1670). Considéré comme le père de la pédagogie moderne, il prône l’enseignement pour tous, sans distinction de religions, de classes sociales ou de sexe. Le pays est soumis aux guerres et l’homme, de son vrai nom Jan Amos Komenský, connaîtra un exil sans fin.

Durant une longue période de domination, la langue tchèque tend à disparaître, même si certains, tel que Bohuslav Balbín (1621-1688) et son ouvrage Dissertatio apologetica pro lingua slavonica, praecipue bohemica, se battent pour la préserver. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la germanisation de la société est de mise, Joseph II décide de faire de l’allemand la langue administrative officielle. Dans la seconde moitié du siècle, les frémissements du renouveau national se ressentent, notamment grâce aux écrits historiques de Gelasius Dobner (Monumenta historica bohemia). Mandaté par l’Académie des sciences de Bohême, Josef Dobrovský (1753-1829) entame une tournée européenne à la recherche des manuscrits dispersés pendant la guerre de Trente Ans, Josef Jakub Jungmann (1773-1847) quant à lui expurge le tchèque de ses germanismes et les remplace par des néologismes ou pioche dans les idiomes voisins. Václav Hanka (1791-1861) poursuit la réforme orthographique et est invité par la Russie à venir installer une bibliothèque slave à Saint-Pétersbourg avec l’aide de Pavel Jozef Šafárik et de František Ladislav Čelakovský. Ces intellectuels sont appelés les « éveilleurs panslaves » ou « génération Palacký », du nom de celui dont le parcours montre à quel point l’affirmation de la langue devient un enjeu politique.

Le renouveau national rayonne fortement sur la littérature. Karel Jaromír Erben entre comme rédacteur en 1848 au Journal praguois, où il ne restera guère, mais c’est surtout pour son rôle d’archiviste et pour sa collecte des contes de fées populaires qu’il est resté célèbre. Božena Němcová, décédée à Prague en 1862, jouit également d’une grande renommée, à tel point que son portrait orne certains billets de banque. Son roman Babička, Grand-mère en français, est achevé en 1854 et demeure un classique. Elle s’inspire de son histoire familiale pour mettre en scène une vieille dame dont le regard profondément optimiste et humaniste sur la vie a conquis le cœur de nombreux lecteurs. Les vers de Karel Hynek Mácha résonnent également toujours aujourd’hui. La courte vie de ce poète romantique et son chef-d’œuvre, Mai, publié l’année de sa mort, en 1836, alors qu’il n’a que 25 ans, font de lui le fondateur de la poésie tchèque moderne. Il aura une influence majeure sur la génération suivante qui créera « l’École de mai ». Leur première publication paraît en 1858, on y retrouve quelques personnalités, Jan Neruda (1834-1891), par exemple, qui use d’une verve toute satirique dans son recueil de nouvelles Contes de Mala Strana, ou Jakub Arbes, considéré comme l’un des précurseurs de la science-fiction.

Si les questions nationalistes agitent les plumes, les grands courants littéraires européens se dessinent entre les lignes. Les frères Mrštík voient leur tragédie naturaliste Maryša jouée pour la première fois sur la scène du Théâtre national de Prague en 1894. Le drame de cette jeune femme mariée de force par son père à un homme qu’elle n’aime pas a fait d’elle un personnage féminin toujours populaire à notre époque. De son côté, Otokar Březina (1868-1929) explore le symbolisme, ce qui ne lui permettra malheureusement pas d’obtenir le prix Nobel de littérature bien qu’il ait figuré par huit fois sur la liste des candidats. Le poète Jaroslav Vrchlický (1853-1912) œuvre également à l’ouverture en traduisant en tchèque plusieurs milliers de poèmes, toutes langues confondues.

Le XXe siècle, de l’avant-garde à l’exil

La toute fin du XIXe siècle et le début du XXe marquent un tournant décisif pour la littérature qui s’épanouit à travers les œuvres de plusieurs auteurs dont la réputation a depuis largement dépassé les frontières. Le plus connu est évidemment Franz Kafka qui, par le truchement de l’histoire, est né autrichien à Prague le 3 juillet 1883 et mort tchécoslovaque près de Vienne quarante ans plus tard. Sa langue maternelle est l’allemand, et il l’utilisera pour écrire le peu de textes qui nous sont parvenus grâce à son ami Max Brod qui n’a pas respecté ses dernières volontés lui demandant de les détruire après son décès, notamment Le Procès (1925) et Le Château (1926), malheureusement inachevés. La Métamorphose, qui raconte la transformation d’un voyageur de commerce en insecte, paraît de son vivant dans une revue en 1915 à Leipzig et cette nouvelle, certainement sa plus connue, n’en finit plus de susciter de multiples analyses. Né également en 1883, Jaroslav Hašek produit lui aussi un chef-d’œuvre. S’inspirant de sa vie quelque peu agitée et de sa propre expérience de la Grande Guerre, il donna corps, mais assez peu d’esprit, à son Brave soldat Švejk dont les aventures grotesques, bien que non terminées du fait du son décès prématuré, continuent d’amuser les lecteurs. Mis en dessins par l’illustrateur Josef Lada, le personnage est représenté bedonnant et bien mal rasé. Autre style du côté de Karel Čapek (1890-1938) qui fut le premier à utiliser dans sa pièce de théâtre R.U.R., en 1920, le mot « robot » inventé par son frère aîné Josef à partir du terme tchèque robota (travail). Nous lui devons également La Guerre des salamandres, dystopie politique dans laquelle une espèce marine inconnue prend le pouvoir. Ce texte, critique éminente des bouleversements de l’époque, ne fut guère diffusé à sa parution en 1936, mais n’en finit pas d’être republié. Il est aujourd’hui disponible chez Cambourakis et à La Baconnière.

Comme beaucoup d’intellectuels de son temps, Karel Čapek est par ailleurs francophile, et sa traduction de l’anthologie La Poésie française de l’époque moderne, dans laquelle figure Zone d’Apollinaire, va fortement inspirer de jeunes étudiants qui, en 1920, décident de se réunir. Les frères Čapek leur soufflent un nom : Devětsil. L’avant-garde est en marche. Parmi les membres fondateurs se trouvent l’écrivain Vladislav Vančura, le futur prix Nobel de littérature Jaroslav Seifert, le peintre Adolf Hoffmeister et Karel Teige, théoricien de l’art, qui s’associera trois ans plus tard au poétisme, courant surréaliste qu’il anime avec le poète Vítězslav Nezval et pour lequel il rédigera un manifeste. Pour cette génération de l’entre-deux-guerres les voies d’exploration sont nombreuses, la scène connaît les innovations du Théâtre libéré, et l’engagement politique n’est jamais très loin, preuve étant l’organisation Levá fronta et son magazine éponyme, fondés en 1929, là encore par Kareil Teige.

Dès la fin des années 1930 la tension monte et le 15 mars 1939, la Wehrmacht entre dans Prague. Trois ans plus tard naît un collectif d’artistes, Skupina 42, constitué de sculpteurs, de peintres, de photographes et bien sûr d’auteurs, dont Josef Kainar, Jiří Kolář connu pour ses collages, et le poète Ivan Blatný. Les activités du Groupe 42 seront foisonnantes mais interdites en 1948. La ville est alors sous le joug du communisme suite au Coup de Prague, survenu en février. Les publications qui avaient plutôt eu tendance à augmenter depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale doivent désormais suivre l’injonction du réalisme socialiste, peu de place est laissée à l’imagination au profit de l’idéologie politique. Dès cette période, certains écrivains choisissent l’exil, tels Viktor Fischl (Avigdor Dagan) qui évoque la Shoah dans son roman Les Bouffons du roi, ou Ferdinand Peroutka dont Le Nuage et la valse, qui fut une pièce avant de devenir un roman, a été réédité par La Contre Allée en 2019. En signe de protestation, Milada Součková décide également de rester aux États-Unis où elle occupait un poste d’attachée culturelle à l’ambassade tchécoslovaque. Elle continuera d’écrire sa poésie en tchèque bien qu’il lui faudra attendre des décennies avant de se voir publiée dans son pays.

À la fin des années 1950, et surtout pendant les années 1960, un relatif relâchement permet aux écrivains de revenir sur la scène publique et au nombre de revues de remonter. Le premier roman de Josef Škvorecký, Les Lâches (1958), est néanmoins interdit et cette condamnation lui coûte son emploi. De nouvelles plumes apparaissent : Ladislav Fuks dont L’Incinérateur de cadavres (1967) rencontre un succès international, Arnošt Lustig qui participe à la Nouvelle Vague avec les scénarios qu’il tire de ses romans, Bohumil Hrabal dont le premier recueil de nouvelles paraît en 1963, et bien sûr Milan Kundera dont Žert est publié à Prague en 1967 et en France en 1968 (Gallimard) sous le titre La Plaisanterie. Cette liberté d’expression retrouvée connaît son apogée durant le Printemps de Prague, mais le nouveau socialisme à visage humain prend brutalement fin en août 1968 avec l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie. La « normalisation » qui s’ensuit affecte tout particulièrement les écrivains, les uns choisissent alors de publier clandestinement des samizdats, d’autres optent pour l’exil comme Milan Kundera qui trouva refuge en France dans le courant des années 1970. À Prague, les auteurs qui se plient aux exigences de la littérature officielle se doivent d’adapter leurs propos ou d’aborder des thèmes « neutres ». Il faudra attendre 1989 et la Révolution de velours, portée par un écrivain qui deviendra président, Václav Havel, pour que les vannes s’ouvrent à nouveau, preuve étant les centaines de maisons d’édition indépendantes qui se créent alors. La parole se libère, les autobiographies fleurissent et le postmodernisme teinte les nouveaux écrits. Aujourd’hui, quelques voix contemporaines bénéficient d’une traduction en français. Noir sur Blanc a publié Zone cirque de Jáchym Topol en 2009, L’Éducation des jeunes filles en Bohême de Michal Viewegh est paru chez Flammarion en 1998 et Le Fouet vivant de Miloš Urban chez Fayard en 2013.