shutterstock_1559260769.jpg
Madres et Abuelas de Plaza de Mayo© Gerardo C.Lerner - Shutterstock.com.jpg

Caractère et identité

Bruno, l'un des personnages du roman grandiose d'Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, déclare : « Nous autres Argentins sommes pessimistes parce que nous avons accumulé d'importantes réserves d'espérances et d'illusions ; et pour être pessimiste, il faut tout d'abord avoir espéré quelque chose. Nous ne sommes donc pas un peuple cynique, même s'il y a quantité d'impudents et d'arrivistes : mais plutôt une multitude d'individus tourmentés, ce qui est tout le contraire, puisque le cynique s'accommode de tout et que rien ne l'intéresse. À l'Argentin, tout lui importe, on se fait du mauvais sang à propos de tout, on s'afflige, on proteste, on éprouve de la rancœur ». Cette nostalgie insaisissable, puissamment évoquée par le tango, trouve peut-être sa raison d'être dans un exil perpétuel : d'abord celui des Espagnols qui quittaient leur patrie pour un continent inconnu ; puis celui des Indiens poursuivis, massacrés, exterminés, pleurant leur liberté perdue ; puis celui des gauchos, peu à peu chassés de leur terre par la modernité ; celui des immigrants qui ont le mal du pays. C'est peut-être à cause de tout cela que l'Argentine est devenue le pays où l'on trouve le plus grand nombre de psychologues par habitant, soit 154 pour 100 000 habitants ou encore 649 personnes pour un professionnel ; bien au-dessus de la moyenne mondiale ! Et le nombre augmente tous les ans... Le modèle qui prédomine est la psychanalyse. Réputés pour leur bonne humeur et leur nonchalance, les Argentins sont passionnés et ne manquent pas de donner leur avis sur tout. « Les Argentins sont des Italiens qui parlent espagnol, qui se prennent pour des Anglais et qui rêvent d'être français », dit le dicton. Que les personnes peu tactiles soient averties : il se peut que l'on vous décroche un « mi amor » dès vos premiers échanges où que l'on vous fasse un abrazo lorsque vous signalerez votre départ.  En Patagonie, fiers de leur histoire et des traditions qu'ils conservent encore, les descendants de pionniers restés dans le Grand Sud ont hérité d'une identité unique. Longtemps, ils ont vécu de l'échange de produits au sein d'une communauté soudée, loin des intérêts géopolitiques, indifférents, même, au concept des frontières. Ayant entrepris des choix de vie particuliers, dans un territoire hostile, ils ont la capacité à relativiser, à aller de l'avant et à s'en remettre aux éléments qui les entourent. Ils vivent le moment présent sans être trop à cheval sur les horaires et l'organisation, rois de l'improvisation et du quilombo (le chaos, le bazar), une croyance qui invite à ne pas s’organiser, ils laissent les choses se faire et les choses venir afin d'expérimenter le meilleur que la vie a à nous offrir. L'isolement est certain, mais la solitude l'est moins : toutes les occasions sont bonnes pour se rassembler et festoyer, autour d'un maté ou d'un asado.

Place de la femme

Sur le plan législatif, depuis l'obtention du droit de vote en 1947, les femmes ont bénéficié de plusieurs lois de discrimination positive, même si la parité n'est pas encore à l'ordre du jour. L'Argentine est devenue le premier pays au monde à adopter un quota minimal de participation des femmes dans le cadre du mandat législatif, même si les chiffres ont parfois du mal à être respectés dans la pratique. La Présidente Christina Kirchner, très impliquée dans la cause des femmes, a renforcé en 2008 la loi contre la traite des blanches et contre la prostitution en Argentine et a imposé en 2010 une loi contre les violences faites aux femmes. Cette loi permet, entre autres, de recenser les délits pour établir une photographie de la situation de violence envers les femmes dans le pays et de porter une assistance gratuite aux victimes. Selon l’association La casa del encuentro, 277 féminicides ont été répertoriés en 2014, dont certains aggravés par des actes d'une violence extrême, et 235 en 2015. Suite à plusieurs féminicides particulièrement atroces, un mouvement spontané naît dans les rues de la capitale au printemps 2015 qui s’insurge contre les violences faites aux femmes et essaime rapidement à travers le continent : « Ni Una Menos » (« Pas une morte de plus »). Pour ce qui est de l'avortement, un premier pas est réalisé en mars 2012 ; il est légalisé, mais seulement en cas de viol. Il faut dire que sur le continent latino-américain le sujet du droit à l’avortement reste très houleux en raison des croyances catholiques encore très ancrées. Mais suite à l’appel du mouvement féministe « Ni Una Menos » au printemps 2018, des milliers d’Argentines ont rythmé les journées de la capitale par des mobilisations pro-avortement, descendant dans les rues pour revendiquer leurs droits, foulard vert autour du cou (symbole de leur combat). Ainsi, depuis 2018 un débat a lieu sur une possible modification de la loi sur l’avortement qui permettrait aux femmes d’avorter librement jusqu’à 14 semaines de grossesse. Mais le projet de loi, adopté de justesse le 14 juin 2018 par les députés, a été ensuite rejeté par les sénateurs le 8 août 2018 après seize longues heures de débat : l'Argentine rate là l'occasion historique d'adopter une législation majoritairement réclamée par la population. Mais le nouveau président argentin, Alberto Fernández, qui avait prôné ouvertement la légalisation à l'avortement durant sa candidature, soutient un nouveau projet de loi présenté à la Chambre des députés qui est adopté le 11 décembre 2020. Le Sénat, renouvelé d'un tiers depuis 2018, valide le projet le 30 décembre 2020, ce qui met fin aux pas moins de 400 000 IVG clandestines par an.

Diversité sexuelle

L'Argentine mène un combat de longue haleine pour la reconnaissance et les droits des homosexuels, bisexuels et transsexuels. Depuis 2012, une loi sanctionne enfin la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle, mais l’égalité devant les genres et les orientations sexuelles est loin d’être acquise. Depuis 2006, la ville de Buenos Aires est une révélation pour le public gay, si bien qu'on l'affuble de plus en plus du sobriquet « Buenos Gayres ». Des statistiques de la préfecture montrent que 20 % des touristes qui pénètrent sur le sol argentin tous les ans sont gays, soit environ 500 000 visiteurs chaque année. La trépidante vie nocturne de la capitale y est sans aucun doute pour quelque chose, tout comme l'attitude des Porteños, parmi les plus ouverts du continent sud-américain à ce sujet. Le port de Buenos Aires figure désormais sur la route des croisières gays, la ville a sa Gay Pride annuelle et a accueilli la Coupe du monde de football gay. En 2010, dans une ambiance de polémique et de valses-hésitations entre la justice et la classe politique argentine, les premiers mariages gays et lesbiens commençaient à se célébrer ; l’Argentine est le premier pays latino-américain à légaliser l’union entre personnes du même sexe. Bien sûr, inutile de rappeler que, comme partout, la capitale et les grandes villes sont plus progressistes en la matière et que les campagnes restent plus conservatrices. En mai 2012, le Sénat approuvait un projet de loi sur l'identité sexuelle qui autorisait les travestis et transsexuels à déclarer le sexe de leur choix auprès de l’administration.

Justice et droits de l'homme

Inutile de rappeler que droits de l'homme et Argentine furent il n'y a pas si longtemps, deux notions totalement antithétiques. La dictature militaire qui dura de 1976 à 1983 fut responsable d’au moins 30 000 desaparecidos, « disparus », 15 000 fusillés, 9 000 prisonniers politiques, et 1 500 000 exilés, sans parler des tortures infligées dans les centres de détention clandestins. Le retour à la démocratie devait faire rendre justice à ces bourreaux et un grand procès de la junte se tenait déjà en 1985. Mais de nombreux dysfonctionnements des institutions judiciaires, et surtout les lois dites du « Point final » (1986) et de l’« Obéissance due » (1987), amnistiant les responsables militaires en ordonnant l'arrêt des procès en cours, ont conforté ce sentiment d'impunité et d'outrage aux droits de l'homme. Il faut reconnaître aux présidences des Kirchner le désir d'en finir avec ce sentiment d'impunité : c’est ainsi qu'à partir de 2003 de nouveaux procès s'ouvrent. Entre 2005 et 2009, une soixantaine de condamnations sont prononcées pour crimes contre l'humanité et la notion de « crime de disparition forcée » (les desaparecidos) est juridiquement reconnue.

Fin février 2010 s'ouvrait le procès des responsables du centre de détention et de torture El Vesubio, mais le procès le plus médiatique de l'année a été celui des responsables du plus grand centre clandestin de détention et de torture, l'ESMA. Tout aussi médiatique : le procès du dictateur Videla lui-même, 85 ans, condamné à la réclusion à perpétuité en 1985, puis amnistié en 1990 par l'ex-président Menem. Le dictateur finira ses jours derrière les barreaux, jusqu'à sa mort en février 2013. D'autres procès liés à la période de dictature s'ouvrent encore aujourd'hui. En novembre 2017, par exemple, le tribunal de Buenos Aires condamnait 29 personnes impliquées dans la dictature à la prison à perpétuité.

Madres et Abuelas de Plaza de Mayo

Silhouettes incontournables de l'histoire argentine contemporaine, coiffées du désormais célèbre foulard blanc, les Mères et les Grand-mères de la Place de Mai tournent toutes les semaines depuis 1977 autour de la pyramide de la Plaza de Mayo, face à la Casa Rosada, siège de la présidence. Par cette action symbolique et non violente entreprise en pleine dictature militaire, elles avaient à l'origine l'espoir de retrouver leurs enfants disparus et les bébés volés durant la « Guerre Sale » menée par les militaires contre une jeunesse « subversive ». Puis, après le retour de la démocratie en 1983, ces marches voulaient veiller à ce que les criminels ne soient pas protégés par l'amnistie et l'impunité, ce qui a été tenté à plusieurs reprises par les gouvernements successifs, et notamment ceux d'Alfonsín et de Carlos Menem avec les lois « leyes de Punto Final (1986) y de Obediencia Debida (1987) », et les décrets « indultos de Menem » (1989-1990), aussi appelés « leyes de impunidad ». Sous le gouvernement de Nestor Kirchner, qui multiplia les efforts pour annuler ces « lois d'impunité », les Mères de la Place de Mai décidèrent de mettre fin à leur grande Marche de la Résistance annuelle, considérant que le gouvernement en place avait enfin entendu leurs revendications pour que justice soit rendue et que la mémoire des disparus soit honorée. Aujourd'hui, elles tournent encore tous les jeudis pour honorer la mémoire de ces 30 000 desaparecidos. Plusieurs groupes prennent part à ces marches, notamment les « Abuelas », qui cherchent à retrouver les bébés volés pendant la dictature, l'« Asociación Madres de Plaza de Mayo », qui s'est politisée pour faire vivre les aspirations révolutionnaires des disparus, tandis que les « Madres de Plaza de Mayo, Línea Fundadora » préfèrent se concentrer sur les problématiques liées aux desaparecidos, ou enfin l'association H.I.J.O.S, les fils de victimes de la dictature qui veulent que justice soit faite pour condamner tous les bourreaux.