Les origines

La SAPE, c’est tout d’abord l’acronyme de la Société des Ambianceurs et Personnes Élégantes. Pas réellement une société mais des clubs partageant le même goût de la frime, des griffes prestigieuses et de l’exposition de soi. On trouve déjà dans les écrits et témoignages des Portugais, des mentions du goût pour les parures des habitants du royaume Kongo. Cette attention va trouver un nouveau terrain d’exploration avec l’arrivée des tissus complexes et luxueux que portent les dignitaires portugais : velours, soie, manteaux, capes et chapeaux impressionneront l’élite kongo qui intégrera ces objets synonymes de raffinement, d’opulence et de pouvoir à sa garde-robe. Le second apport et second choc sur le plan social et culturel fut celui de l’implantation puis de la colonisation française. L’élite congolaise reprit vite à son compte les attributs de l’élégance française qui, pour un pays sous domination, signifiaient également le partage du redoutable pouvoir de l’occupant. À ce titre, le fait que la sape soit encore aujourd’hui un phénomène lari et plus généralement « sudiste » s’explique par la pénétration de l’occupant qui s’est faite de l’océan vers le nord, les populations bakongo servant donc naturellement d’intermédiaires au colon. Cet arrière-plan historique posé, actuellement les sapeurs reconnaissent généralement les existentialistes comme leurs pères spirituels. Les étudiants boursiers à Paris lors de leur retour à Brazzaville ramènent sous une forme magnifiée les témoignages de la vie nocturne et intellectuelle foisonnante du Paris des années 1950. Bientôt naîtront les clubs Existos brazzavillois, revendiquant un goût de liberté et d’individualisme, y compris vestimentaire. Cette période va de pair avec l’ouverture de nombreux bars-dancings, l’arrivée du cinéma comme un vent de liberté. De l’Existo au Sapeur, le goût de la frime, l’excentricité mais aussi la créativité se sont radicalisées.

Paris, le voyage rêvé de tout sapeur

Aujourd’hui, la sape se nourrit toujours autant de la vie de la capitale française. Le voyage à Paris fait partie de l’initiation du sapeur brazzavillois et le périple est une aventure dans laquelle beaucoup de jeunes, par des filières légales ou pas, sont prêts à (s’) investir. De Paris on ramène des fringues, mais aussi le prestige de celui qui est passé de l’autre côté du miroir. On y gagne le qualificatif de « Parisien » : celui qui a vu, vécu et retourne occasionnellement ou définitivement au pays. La

sapologie a son quartier d’élection à Bacongo, dans le sud de Brazzaville, même si les quartiers de Poto-Poto, Moungali et même Talangaï ont leurs propres clubs de sapeurs. La grande saison de la sapologie est l’été européen, la saison sèche congolaise, à partir de mi-mai et allant crescendo jusqu’à début septembre quand les Parisiens reviennent au Congo. L’avenue Matsoua devient le centre névralgique de toutes les descentes, les terrasses ne désemplissent pas le week-end. Hors ces moments où la sape se met spontanément en scène, des soirées et fêtes sont organisées par les différents clubs. Beaucoup de ces moments festifs fonctionnent sur la base implicite du défi, de la compétition où l’art de s’habiller est doublé de l’art de la parole pour rabaisser l’adversaire. L’affrontement direct est prohibé, la plus grande violence tolérée étant l’écrasement du bout de chaussure du concurrent, violence toute symbolique mais certaine au regard de l’investissement économique et affectif que représentent les « basses » pour l’ambianceur… Les sapeurs, dans leur souci de visibilité, n’hésitent pas à squatter tout événement leur assurant un public, comme… les enterrements, et celui de l’un d’entre eux est toujours un grand et immanquable moment de sapologie.

Des dépenses excessives pour une frime surjouée

Le phénomène sape est, au Congo même, très diversement perçu. Futile pour certains ; les dépenses du sapeur sont jugées obscènes car la grande majorité d’entre eux gagnent quotidiennement leur vie grâce à des petits boulots. Dans ce contexte, l’achat d’un costume Gucci ou d’une paire de Weston, même en profitant des filières des « frères » installés en Europe, représente une somme colossale. Mais ce jugement raisonnable s’efface souvent face à l’audace ostentatoire des sapeurs, leur goût du jeu et du défi. Le Parisien jouit lui d’un double regard de la part de ces concitoyens : il gagne sa vie en devises, donc on l’envie. La sape en action est une sorte de frime codifiée : après le réglage des vêtements, le sapeur part faire sa « descente ». Arrivé sur les lieux communs de la tribu, il décide le moment de « pointer » (s’exhiber) en fonction de la concurrence et des spectateurs disponibles. Un pointage heureux rencontre un « foule-succès », un pointage accompagné d’indifférence ou, pire, de critiques des spectateurs, verra bientôt le sapeur, toute honte bue, rentrer chez lui se changer ou parfaire son réglage. De manière empirique, on peut discerner deux courants dans la sapologie actuelle. Le sapeur à l’élégance classique : Weston®, chaussettes en soie ou fil d’Ecosse, costume croisé cravaté de soie, etc. Perfection de la coupe des vêtements, rigueur dans l’assortiment des couleurs, avec souvent une touche flamboyante, c’est un peu la force tranquille de la sape, le prix des pièces qui composent l’habillement étant assez parlants. On peut voir des dignitaires du régime s’habiller de la sorte, c’est la sapologie-prestige. L’autre branche jouit de moins de moyens pour arriver à ses fins, elle est plus radicale, plus créative aussi, c’est celle qui flirte avec le cabaret, le burlesque : cravates superposées, bandeau de pirates, canne, gilet qu’on peut orner de diodes. Le « pointage » de ces sapeurs devient une sorte de parade théâtralisée, démarche au ralenti, gestuelle tentaculaire, mimiques outrées. Les canons de l’élégance s’effacent derrière une saturation de signes. Ces sapeurs-là, ils l’ignorent, sont peut-être les derniers héritiers des Incroyables – ou plutôt les « Incoyables », car cette tribu d’aristocrates excentriques jugeait élégant de supprimer les « r » et parfois même toutes les consonnes – qui arpentaient après la Terreur le jardin des Tuileries dans les tenues les plus invraisemblables, sans autre but que d’attirer l’attention et surprendre.