Immeuble couvert de mangas et d'anime dans le quartier d'Akihabara © Yongyuan Dai - iStockphoto.com .jpg
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Réalisation d'un manga © Sensay - Shutterstock.Com.jpg
Dessin du manga Akira de Katsuhiro Otomo dans le quartier de Shibuya © dekitateyo - Shutterstock.com.jpg

Le phénomène manga

Sorciers tueurs de dragons, princesses travesties, robots volants ou monstres de poche, le manga foisonne de personnages rocambolesques qui peuplent l’imaginaire japonais autant que les rues de Tokyo. Monkey D. Luffy, le pirate en caoutchouc, et sa bande d’amis aux pouvoirs étranges dont les aventures-fleuves fascinent les adolescents du monde entier, ont investi la Tour de Tokyo, les Pokémon ont leurs propres magasins, et Sailor Moon, la guerrière de la lune costumée, fait le show à Azabu Jūban. Les mangas dépassent largement le cadre des magazines bon marché dans lesquels ils sont à l’origine vendus. Ils convergent avec les dessins animés et les jeux vidéo pour former une véritable culture populaire omniprésente dans l’espace japonais. Même s’il est souvent associé aux jeunes générations, ce n’est pas un phénomène récent. Il découle d’une longue tradition graphique dans l’archipel.

Aux origines du manga

Bien avant Astro Boy, petit robot justicier de l’après-guerre devenu emblème du manga contemporain, des moines bouddhistes dessinaient dès le XIe siècle des histoires illustrées sur des rouleaux e-maki. Scènes de la vie quotidienne ou religieuse mais aussi histoires satiriques et humoristiques y sont dépeintes en petites saynètes commentées qui apparaissent au fur et à mesure du déroulement du rouleau.

La variété des thèmes et le dynamisme de l’image des e-maki en font en quelque sorte de lointains ancêtres des mangas, mais le terme « manga » ne date que du XVIIIe siècle. Parfois attribué à tort à Hokusai dont les Hokusai Manga sont publiés à partir de 1814, le mot fait alors référence à des croquis imprimés avec la technique de la gravure sur bois.

À l’ouverture du pays aux influences occidentales après la révolution de Meiji, le manga se rapproche de son sens contemporain de bande dessinée. Une synthèse s’opère entre des formes graphiques locales et les comics à l’américaine. Le système actuel de production des mangas commence à faire son apparition. De grandes maisons d’éditions publient des histoires en feuilletons à intervalles réguliers dans des magazines à bas coût, les mangaka (dessinateurs de mangas) s’organisent en associations et la bande dessinée fait aussi ses premiers pas dans la publicité puis la commercialisation de produits dérivés.

Le manga prend son essor sur ces bases dans l’après-guerre. Les évolutions, graphiques aussi bien que thématiques, suivent celles de la société japonaise et la croissance des baby-boomers, qui sont alors le premier public de la BD. Belliqueux pendant la Seconde Guerre mondiale, quand il faut préparer les jeunes enfants au sacrifice pour la nation, le manga adopte un ton plus humaniste dans l’après-guerre. Le traumatisme des bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945 donne naissance à des genres qui structurent encore le manga actuel. Par exemple, des jeunes y vivent dans des mondes apocalyptiques et tentent de sauver la planète grâce à la technologie. Akira, le premier manga à entrer sur le marché français en 1990, est un exemple type de ce genre de narration. Dessiné par Katsuhiro Otomo, il raconte l’histoire d’une bande de jeunes qui tentent d’empêcher le réveil d’Akira, un être au pouvoir mystérieux qui a détruit la ville de Tokyo des années auparavant. Astro Boy, un autre manga fondateur, adopte un ton bien plus optimiste. Le robot volant parcourt le monde pour rétablir la justice. Imaginé par Osamu Tezuka, le « père » du manga contemporain, Astro Boy fait maintenant partie du patrimoine japonais.

Au fur et à mesure que les baby-boomers grandissent, le manga s’adapte à leurs besoins d’enfants, d’adolescents, puis de travailleurs, dans les années 1980. Il intègre le gekiga, des histoires au dessin plus sombre et réaliste, qui ciblent un public adulte, et il finit par sortir de son cadre de papier. Dès les années 1970, les productions lient BD et dessins animés, grâce à des techniques d’animation rapides qui permettent de produire très vite de nombreux épisodes. Le Japon se place alors au premier plan de l’animation mondiale avec les « animés » qui s’adressent autant aux jeunes qu’aux adultes. Les frontières sont fluides entre les genres et des dessinateurs de mangas peuvent aussi bien travailler pour l’animation que pour les jeux vidéo. Pour ne citer que lui, Akira Toriyama, auteur de la série Dragon Ball, vendue à plus de 250 millions d’exemplaires dans le monde, a travaillé sur les graphismes de Dragon Quest, un jeu vidéo dont le succès ne se dément pas depuis 1986. L’engouement suscité par le réalisateur Hayao Miyazaki et son studio Ghibli montre aussi la place qu’a pris l’animation dans l’univers manga. Un manga apprécié en BD peut faire l’objet d’un animé ou d’un jeu vidéo avant même la fin de la série.

Le succès culturel des mangas, jeux vidéo et animés à l’étranger, n’a pas non plus échappé au gouvernement japonais qui joue sur le Cool Japan, l’influence par la puissance culturelle sur la scène internationale. À la clôture des Jeux olympiques de Rio en 2016, c’est le Premier ministre japonais en personne qui est arrivé sur scène habillé en Mario, le célèbre personnage de jeux vidéo !

Parlez-vous « manga » ?

Le manga se distingue de la BD par ses partis pris graphiques autant que par son mode de production et de consommation. Les lecteurs occidentaux férus de 9e art jettent parfois un regard dédaigneux sur ces dessins « qui se ressemblent tous », d’autant plus que les mangas publiés en noir et blanc sont bien loin des volumes colorés et léchés des BD francophones. Mais au Japon, les histoires sont d’abord publiées dans d’épais magazines, comme Shônen Jump, que l’on peut voir sur toutes les étagères des libraires, et seules les histoires qui rencontrent le succès font ensuite l’objet d’une publication en tomes (tankôbon). Il n’est pas considéré comme une œuvre d’art, mais comme un produit populaire de consommation de masse. Cela se reflète dans les chiffres : le manga représente 441,4 milliards de yens (environ 3,6 milliards d’euros) de chiffre d’affaires en 2018 au Japon, et environ un quart de l’ensemble des publications du pays.

Les grandes maisons d’édition, comme Kôdansha, qui supervisent la création des magazines ciblent tous les publics afin de maximiser leurs profits. Les mangas touchent ainsi des groupes moins représentés dans les BD occidentales, comme les adolescentes et les femmes. La part belle est faite aux héroïnes romanesques et aux histoires d’amour à l’eau de rose, mais aussi aux femmes aux caractères bien trempés. En 1972, Riyoko Ikeda imagine Lady Oscar, la Rose de Versailles, une jeune aristocrate déguisée en homme qui se bat pour la justice en pleine Révolution française. Une vingtaine d’années plus tard, Sailor Moon, jeune lycéenne qui se transforme en « guerrière en uniforme » pour combattre les envahisseurs de la planète, devient un des mangas pour jeunes femmes les plus vendus au monde. Ces mangas au féminin sont appelés shojo. Ils sont écrits par des femmes pour des filles, par opposition aux mangas shonen, dont le public cible est les jeunes garçons. Viennent ensuite des sous-catégories qui correspondent aux différents types d’histoires et suivent des schémas narratifs précis. Ces dernières années, le shojo fait ainsi la part belle au yaoi, des récits d’amours homosexuelles qui ravissent les jeunes filles.

Le genre shonen nekketsu, histoires où de jeunes héros partent à l’aventure pour devenir plus fort et combattre le mal, a d’abord rendu le manga populaire à l’étranger, ce qui lui a donné une réputation de violence. Plus que la violence, toutefois, la particularité du manga tient à l’expressionnisme du dessin. Toutes les émotions, tous les gestes et les actions passent par l’image et y sont exagérés au-delà de tout réalisme. L’émotion est mise en scène par des jets de sang qui sortent du nez, des yeux qui pleurent des fontaines ou brillent d’étoiles, et des bruits accompagnés d’onomatopées d’une richesse inégalée. Même le silence s’y exprime. Shiiin. Les cases ne représentent pas une suite chronologique comme dans la BD occidentale, mais des angles de vue différents sur une même scène. Le manga permet par sa dimension excessive d’exposer tous les fantasmes possibles, même les plus choquants ou tabous.

Aujourd’hui, des critiques pointent parfois l’essoufflement de la machine « manga », dû selon les explications au déclin démographique, à la crise de l’édition, ou au manque d’originalité des artistes qui, contraints à l’hyperproductivité et au succès commercial, n’innovent plus aussi facilement. Il n’en reste pas moins que le manga est un produit culturel solide autour duquel s’est développé tout un univers. Il suffit de se rendre au Musée international du Manga à Kyoto qui renferme une collection de plus de 300 000 ouvrages, ou de se perdre dans la galerie marchande Nakano Broadway à Tokyo pour s’en faire une idée.

Vivre le manga

Le manga se lit, se vit et se consomme au Japon. Il se lit dans un manga kissa, un café à mangas où l’on peut boire ou manger en lisant pour une somme modique. Ou alors, on attrape un magazine vendu dans les kiosques sur les quais des gares, pour lire dans les trains comme font les Japonais. Il se vit aussi avec le cosplay. Les gens s’habillent comme leur héros préféré le temps d’une balade en ville et d’une séance photo. Le phénomène a atteint une telle ampleur que les cosplayeurs disposent maintenant de leurs propres rassemblements comme le Tokyo Festa ou le Tokyo cosplay international summit. Traditionnellement, ils cousaient leurs costumes, mais on en trouve aujourd’hui à la location ou à la vente.

Le manga se consomme, enfin, dans certains quartiers où les fans de mangas, de jeux vidéo ou animés se réunissent dans une ambiance bon enfant. C’est le cas à Akihabara, à Tokyo, la Mecque de ces « otaku » comme ils sont parfois appelés avec une pointe de méchanceté. En plus des nombreux centres commerciaux où l’on trouve des produits dérivés de mangas jusqu’à en avoir le tournis, c’est l’endroit idéal pour se rendre dans un maid café. Les cafés et restaurants à thème sont légion au Japon mais la particularité du maid café est que les serveuses y sont habillées en domestiques sexy. Leurs froufrous affriolants et coiffures mignonnes et colorées rappellent la figure de la soubrette omniprésente dans les mangas hentai (érotiques). Rien de louche pourtant dans ces cafés où l’on est accueilli aux cris de goshujinsama et ojosama, qui veulent dire « maître » et « princesse », et où l’on est servi comme des rois. Au menu, des currys ou omelettes tartinés de personnages mignons et de petits cœurs qui satisfont plus les yeux que le palais, des photos et étincelles magiques pour rendre les plats meilleurs (certains en ont bien besoin). Dans ces cafés kitsch à souhait, les serveuses font la discussion et surjouent toutes les réactions. Joie, surprise, ou enthousiasme y sont théâtralisées avec la même exagération et les mêmes mimiques que dans les mangas. Les clients aussi sont appelés à jouer le jeu, pour une expérience aussi déroutante que… cathartique, exactement comme la lecture d’un manga.