Philosophie et bande dessinée

Son nom est si intimement lié à celui de la cité qu’il semble impossible de ne pas lui consacrer ces premières lignes. Au-delà de la question religieuse, Jean Calvin fut également un grand réformateur du français, comparable en cela à Rabelais ou à Montaigne. De sa grande œuvre écrite en latin, L’Institution de la religion chrétienne qu’il étoffa sans cesse de 1536 à 1559, il donna dans la traduction, certes pour permettre au plus grand nombre d’accéder à la théologie, mais en initiant également une langue nouvelle, plus structurée, bien plus précise. Né en Picardie en 1509, mort à Genève en 1564, son corps fut enterré au cimetière des Rois sans que l’emplacement exact ne fût révélé afin d’éviter un culte contraire à ses préceptes. Une stèle a néanmoins été érigée au XIXe siècle.

Deux siècles plus tard, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) suivra le cheminement inverse, renonçant à sa citoyenneté genevoise et s’éteignant à Ermenonville, en France. En ce siècle des Lumières, les idées qu’il développe dans ses premiers discours, celui Sur les sciences et les arts (1750) puis celui Sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) provoquent de vives polémiques, aperçu de la réception de son Contrat social en 1762 et d’Émile ou De l’éducation publié la même année qui finiront de le faire haïr. Ses autobiographiques Confessions et ses inachevées Rêveries du promeneur solitaire dressent le portrait fascinant d’un homme isolé et jettent les bases de ses réflexions sur la nature même de l’être humain. Parmi ses plus vifs opposants se distingue un philosophe qui goûtera quelques temps aux délices de la vie genevoise avant de leur préférer une commune située de l’autre côté de la frontière à laquelle il laissera son nom, Ferney-Voltaire. Son château s’y visite encore de nos jours.

La dernière année du siècle salue la naissance d’un homme qui devient Suisse le 19 mai 1815 à la faveur du rattachement de la cité à la Confédération helvète. Peut-être plus confidentiel, Rodolphe Töpffer est pourtant celui à qui est attribuée l’invention de la bande dessinée ; il en est du moins le premier théoricien. Fils d’un célèbre caricaturiste genevois, Wolfgang Adam Toepffer, il se décide après avoir voyagé à ouvrir un établissement scolaire. Son sens de l’observation en héritage, son goût pour la pédagogie et son amour pour le théâtre l’incitent à inventer une forme nouvelle, des histoires dessinées dans lesquelles des légendes accompagnent des images qui se suivent. Histoire de monsieur Jabot, inspirée du Bourgeois gentilhomme, est imprimée à quelques centaines d’exemplaires en 1833, les éditions se succèderont et cette « littérature en estampes » sera source d’inspiration pour un art nouveau.

Identité particulière et goût de l’ailleurs

Professeur et philosophe, Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) n’en finit pas de subjuguer par le volume, et la sensibilité, de son journal intime, près de 17 000 pages qui furent publiées après sa mort aux éditions lausannoises L’Âge d’homme en pas moins de douze volumes. Mais il est aussi l’auteur d’une thèse, Du mouvement littéraire dans la Suisse romane et de son avenir, emblématique d’une question qui agite alors les cantons romands, et trouve à l’époque écho dans d’autres pays : comment structurer une littérature nationale, revendication particulière dans un territoire proche d’une « France voisine » particulièrement féconde et qui s’inscrit, de plus, dans un pays multilingue ?

La vie de Charles-Albert Cingria (1883-1954) ajoute un éclairage intéressant à cette problématique, du fait de ses multiples racines – son père était né à Raguse mais vivait à Constantinople, sa mère était une Suissesse d’origine franco-polonaise – et de ses nombreux déplacements : il connut aussi bien l’Afrique, la Turquie que l’Europe, et habita Paris. Des influences en patchwork, l’amour du départ, la ferveur du paysage ressenti comme une aventure, autant d’éléments qui se retrouvent dans La Grande Ourse, inédit à découvrir aux éditions Gallimard, et qui pourraient, en substance, définir une certaine écriture genevoise. La ville internationale a en effet vu grandir quelques-uns des plus grands auteurs représentatifs de ce genre précis qu’est la littérature dite de voyage. Si la courte vie de l’audacieuse Isabelle Eberhardt (1877-1904) est désormais plus ou moins oubliée, bien qu’une rue porte son nom dans le quartier des Grottes, celle de la fantasque Ella Maillart (1903-1997) continue d’habiter les mémoires. Assouvissant dès son jeune âge sa passion pour le sport, allant jusqu’à défendre les couleurs de la Suisse lors de championnats du monde de ski alpin, bientôt l’envie de partir découvrir d’autres horizons la submerge. D’un séjour à Moscou elle rapporte un premier reportage, Parmi la jeunesse russe (éditions Payot) en 1932, puis, carte de presse en poche, s’envole vers le Mandchoukuo, province indépendante de Chine, où elle rencontre Peter Fleming, reporter et agent du MI6 dont le frère, Ian, n’est autre que le créateur de James Bond. Ils décident de faire un bout de chemin ensemble, très exactement 6 000 km de Pékin à Srinagar. Ella décrira ce périple dans Oasis interdites, Peter dans Courrier de Tartarie. En 1939, la jeune femme reprendra la route, en Ford, de Genève à Kaboul, avec Annemarie Schwarzenbach qu’elle tentera de sortir de sa toxicomanie, une traversée du désert intitulée La Voie cruelle. Ella Maillart finira par se trouver un point d’ancrage à Chandolin, village valaisan, mais jamais ne cessera ni d’écrire ni de se dépenser.

Ses livres restent des classiques, au même titre que ceux de Nicolas Bouvier, qui naît à Grand-Lancy, dans le canton de Genève, en mars 1929. Élevé dans une famille résolument tournée vers la culture, exprimant dès sa jeunesse un intérêt pour le monde, il part seul pour la première fois à 17 ans, direction la Bourgogne, puis à 20 ans en Finlande, mandaté par La Tribune de Genève, et deux ans plus tard rejoint le Sahara à la demande du journal Le Courrier. Premières étapes initiatrices d’un grand voyage jusqu’à Istanbul qu’il entreprend avec deux amis, Jacques Choisy et Thierry Vernet, ce dernier l’accompagnant à nouveau quand, en 1953, Nicolas Bouvier prend sa Fiat pour rallier, après de multiples étapes, le Pakistan. Il poursuivra seul en direction de l’Asie, et s’installera un temps au Japon, une destination si aimée qu’elle lui inspirera plus tard sa Chronique japonaise. Une vie riche et foisonnante qui se découvre dans ses ouvrages, il est étonnant d’apprendre que L’Usage du monde, livre culte et incontournable, fut tout d’abord publié à compte d’auteur en 1963. Aujourd’hui, personne n’ignore la valeur des écrits de Nicolas Bouvier, la beauté de son style et l’humanisme de sa pensée, même quand celle-ci se teinte du gris de la dépression comme dans l’admirable Poisson-scorpion.

Quant à Grisélidis Réal, est-ce l’amour pour son amant, l’envie de récupérer la garde de ses enfants ou celle de fuir un pays qu’elle juge étouffant qui la poussent à quitter sa Suisse natale au début des années 1960 ? Toujours est-il que le récit de ses péripéties allemandes se lit d’une traite dans Le noir est une couleur, autobiographie majeure d’une femme qui dut se tourner vers la prostitution pour survivre et qui devint par la suite activiste engagée. Une figure si marquante et dérangeante que le transfert de son cercueil au cimetière des Rois, quatre ans après sa mort survenue en 2005, souleva une très vive contestation. Elle repose désormais non loin de Jorge Luis Borges (1899-1986) qui avait décidé, sentant la mort venir, de revenir dans une ville qu’il avait chérie du temps de son adolescence.

Une littérature foisonnante

Aujourd’hui, la diversité de l’offre éditoriale genevoise est impressionnante, les écrivains sont nombreux, tout autant que les maisons d’édition qui s’ingénient à franchir la barrière des Alpes pour porter leurs publications vers le lectorat français. Atrabile, fondée en 1997, propose un catalogue offrant « une certaine idée de la bande dessinée », y figure en bonne place l’œuvre de Fredrik Peeters, né en 1974 à Genève, dont les Pilules bleues ont attendri le cœur de nombreux lecteurs. La ville est également celle de Philippe Chappuis, plus connu sous son nom d’artiste, Zep. Onésien de naissance, son parcours affiche un sans-faute, de l’École des arts décoratifs genevoise qu’il suit à l’adolescence, en passant par Le Journal de Spirou qu’il rejoint à 18 ans, jusqu’à la création en 1992 du personnage qui lui assurera la reconnaissance, Titeuf. Désormais, le bédéiste explore d’autres voies, de l’érotisme quand il se fait scénariste pour Vince dans Esmera (Glénat) au réalisme avec Un bruit étrange et beau (Rue de Sèvres).

En littérature, de belles maisons telles que les éditions Zoé, Héros-Limite, La Baconnière, Slatkine ou encore Cousu Mouche favorisent l’émergence de nouvelles voix. Les auteurs parlent du monde, à l’instar de Daniel de Roulet (Tous les lointains sont bleus, Phébus), Aude Seigne (Chroniques de l’Occident nomade, Zoé), Max Lobe (Loin de Douala, Zoé) ou du regretté Philippe Rahmy décédé en 2017 (Pardon pour l’Amérique, La Table ronde), et traquent les petits travers humains de façon parfois corrosive, comme dans Le Beau Monde de Laure-Mi Hyun Croset (Albin Michel), L’Exécrable d’Yves Laplace (Fayard), Une famille de Pascale Kramer (Flammarion) ou Un amour parfait de Lolvé Tillmanns (Cousu Mouche).