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Statue de Carlo Goldoni © Anibal Trejo - Shutterstock.com.jpg

Venise, capitale de l’imprimerie

Qui voudrait faire un trait d’humour pourrait affirmer, sans trop ciller, que Venise a salué la naissance de son premier livre avant même d’applaudir la venue au monde de son premier auteur. Il est vrai qu’au milieu du XVe siècle, la Sérénissime vit une période faste, s’autorisant même quelques conquêtes. Deux frères allemands, Jean et Wendelin de Spire, en profitent pour demander, et obtenir, un privilège immense : l’installation et le monopole de l’imprimerie sur le territoire pendant une durée de cinq ans. Leur premier ouvrage, Epistolae ad familiares de Cicéron, sort de presse en 1469, mais Jean perd la vie quelques mois plus tard alors que le second, La Cité de Dieu, de Saint-Augustin, n’a pas eu le temps de sécher. Sa mort met fin au monopole qui n’aura finalement pas fait long feu. À ce moment-là l’histoire diverge, concurrence ou au contraire aide précieuse d’un apprenti qui prend soudain du galon, toujours est-il qu’un nouveau personnage fait son apparition aux côtés de Wendelin : Nicolas Jenson. Ce Français, selon toute vraisemblance formé à Mayence par l’inventeur même des caractères mobiles, Gutenberg, imprime derechef De Evangelica preparatione d’Eusèbe de Césarée en 1470. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le livre, déjà à l’époque, bénéficie d’un marché porteur qui connaît parfois une certaine surproduction mais offre aussi de vrais débouchés. Jenson accepte de traiter tous les genres, classiques grecs, latins, fascicules juridiques ou médicaux, et exporte jusqu’en Allemagne. Après s’être associé à Joannes de Colonia, en créant La Compagnia, il est dit que leur entreprise, véritable industrie, façonne quasiment la moitié des livres de Venise ! Après eux, d’autres viendront, et la ville restera au XVIe siècle la première productrice d’ouvrages imprimés en Europe, mais il est temps de laisser la place à la littérature.

Du côté de la littérature

À dire vrai, rares sont les auteurs nés à Venise, mais beaucoup y ont puisé l’inspiration, certains ont décidé de s’y installer, d’autres y ont poussé leur dernier soupir. C’est le cas de Pierre l’Arétin, né à Arezzo en 1492, qui trouva refuge dans la cité des doges. L’homme, qui se surnomme « le Divin », est sulfureux, ses satires sont mordantes, parfois très crues, et font frissonner les élites tout autant que trembler, de rage, les religieux. Victime d’une tentative d’assassinat, mais à peine échaudé, il fait à Venise publier sa correspondance, comptant sur certains cadeaux pour épargner, à ceux qui peuvent se le permettre, ses coups de griffes. Méritant son nouveau sobriquet de « fléau des princes », la légende le décrit mourant littéralement de rire lors d’un banquet final, à 64 ans. Il a laissé à la postérité, outre ses facéties, cinq comédies et des dialogues érotiques à découvrir aux éditions Allia (La Vie des nonnes, La Vie des femmes mariées et La Vie des courtisanes). Son contemporain, Angelo Beolco plus connu sous le nom de l’un de ses personnages, Ruzzante, est d’une tout autre engeance. L’histoire n’a pas retenu précisément ses dates et lieux de naissance, mais il est certainement originaire de Padoue, pittoresque cité située à une quarantaine de kilomètres de Venise. Fils naturel d’un médecin, il bénéficie d’une bonne éducation puis devient le protégé d’Alvise Cornaro, intellectuel et noble vénitien qui l’incite à décrire la condition paysanne. Ruzzante s’y emploie à merveille et ses pièces lui valent le titre de plus grand auteur du théâtre italien du XVIe siècle, toujours salué à notre époque puisque Dario Fo, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature qui le récompensa en 1997, n’hésita pas à le hisser au même rang que Molière. Novateur, Ruzzante le fut certainement, aussi bien dans son art de mêler les langues et dialectes que par son aisance à mettre les plus simples, pour une fois, sur le devant de la scène, et cela bien que la critique et le temps l’aient parfois oublié. Le XVIIe siècle a vu naître deux auteurs vénitiens, également trop peu connus, Apostolo Zeno (1668-1750) et Giorgio Baffo (1694-1768) qui jouit tout de même d’une plaque commémorative agrémentée d’une épitaphe de Guillaume Apollinaire. Le premier cofonda le Giornale de’letterati d’Italia, en publia 20 volumes, fut ensuite poète impérial de la cour de Vienne et trouva tout de même le temps d’écrire une soixantaine de pièces. Le second privilégia la philosophie, et surtout son amour des femmes qu’il n’hésita pas à manifester, parfois très explicitement, dans ses sonnets. Venise méritait visiblement déjà sa réputation de ville aphrodisiaque, et c’est pourtant par le biais de la tragédie que Goldoni (1707-1793) entre en scène, bien qu’il ait affûté sa plume adolescente en écrivant un poème satyrique qui lui coûtera un renvoi de l’école de droit, plutôt austère, où sa famille l’avait poussé à s’inscrire. Bien vite le naturel reprend le dessus et le maître incontesté de la comédie italienne moderne s’adonne à son penchant pour la frasque, ne négligeant pas un vrai réalisme social qui attire les foudres de ses pairs. Las des polémiques, Carlo Goldoni terminera sa vie à Paris où il a un temps dirigé le Théâtre-Italien. C’est la misère qui récompensera une carrière vouée à sa passion, lui le réformateur qui a su s’affranchir des codes de la commedia dell’arte et qui a usé de trois langues, italien, dialecte vénitien et français, pour mettre en mots ses fulgurances. Insigne honneur, ses pièces sont toujours jouées aujourd’hui, nous retiendrons plus particulièrement, sur la centaine qu’il a écrites, Arlequin serviteur de deux maîtres et La Locandiera, ces deux textes étant disponibles chez Garnier-Flammarion. Une partie de son œuvre se retrouve aussi dans la Pléiade (Gallimard) et les curieux n’hésiteront pas à se procurer Les Mémoires de M. Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, aux éditions du Mercure de France (collection Le Temps retrouvé). Autres mémoires, autre ambiance. L’Histoire de ma vie de Giacomo Girolamo Casanova (1725-1798), dont le patronyme est devenu nom commun que l’on prononce volontiers avec l’esquisse d’un sourire, est, bien qu’écrit en français, également une référence de la littérature vénitienne, l’homme ayant menti sur bien des choses mais jamais renié sa ville natale. Publié à titre posthume, mis à l’index, disponible sous le manteau dans des versions trafiquées, il serait tout de même réducteur de ne considérer cet ouvrage que comme une liste de conquêtes féminines, parfois bien jeunes, alors qu’il est aussi un témoignage d’une époque révolue et de ces cercles où il était de bon ton d’user de la langue de Paris. Ce manuscrit a connu une vie aussi fantasque que celle de son auteur, et mériterait à lui seul une autobiographie, l’un comme l’autre demeurent des curiosités qui attisent toujours autant les passions, et attirent les défiances. Malgré tout, à en croire le roman phare d'Ugo Foscolo, né en 1778 sur l’île de Zante, la période se dévoue plutôt au romantisme, mais ce serait nier qu’en Italie, comme ailleurs, les auteurs portent de temps en temps des masques. Les Dernières lettres de Jacopo Ortis a des faux airs qui le rapprocheraient presque des Souffrances du jeune Werther de Goethe, il y est question d’un amour si malheureux qu’il conduit au suicide celui qui a eu le cœur brisé par une jeune femme destinée à un autre. Si Foscolo s’inspire d’un fait réel, un jeune étudiant s’est effectivement ôté la vie à Pavie, comment ne pas en faire une double lecture au regard du parcours de l’écrivain qui longtemps, et en vain, a placé ses espérances en Napoléon Bonaparte, pensant que celui-ci libérerait sa cité ? Quoi qu’il en soit, et qu’importe la leçon qu’on en retienne, ce roman épistolaire, de plus en plus difficile à trouver en français, marque par son inspiration mélancolique et sa forme classique. Tout aussi difficile à se procurer, les éditions Ombres avaient décidément le chic pour débusquer des textes rares et précieux, L’Anti aphrodisiaque pour l’amour platonique est un amuse-bouche exquis pour qui veut découvrir Ippolito Nievo. Ce romantique, parfois piquant, né en novembre 1831 à Padoue, a connu le destin tragique de ceux que touche parfois une certaine grâce, puisque c’est noyé dans la Méditerranée qu’il périra avant même son trentième anniversaire. Son chef-d’œuvre, Les Confessions d’un Italien, paraîtra à titre posthume en 1867 et se lit aujourd’hui chez Fayard. C’est un tout jeune écrivain qui s’attaque donc à une entreprise d’envergure, raconter par les yeux d’un vieillard la grandeur puis la décadence de Venise, sur plusieurs centaines de pages qui se dégustent et se méritent tant le style est vif et les rebondissements nombreux, mais qui en apprennent autant au lecteur que le plus palpitant des livres d’histoire.

Les temps modernes

Dino Buzzati naît en Vénétie, plus précisément à Belluno, en octobre 1906. Délaissant le droit au profit du journalisme, il y fera carrière jusqu’à la fin de sa vie. Peut-être est-ce l’alliance de son style réaliste et de ses thèmes souvent oniriques, mâtinée d’influences kafkaïennes et surréalistes, qui apporte une touche très personnelle à ses œuvres ? Bien sûr, il faut lire Le Désert des Tartares (1940), récit d’une interminable attente, et garder aussi près de soi que possible son recueil de nouvelles le plus célèbre, Le K. Ugo Eugenio Prat, né en 1927, plus connu sous son pseudonyme Hugo Pratt, passe quant à lui une partie de son enfance à Venise, et s’il n’y a pas vu le jour, la ville, tout autant que ses nombreuses origines familiales, a sans aucun doute illuminé son imaginaire. Enfant, c’est grâce aux comics américains qu’il s’évade, tant et si bien qu’après la guerre il s’allie à deux Vénitiens, Mario Faustinelli et Alberto Ongaro, qui lui demandent de participer à l’élaboration des aventures de héros masqués mexicains. L’As de pique connaît une belle renommée, jusqu’en Argentine où Hugo Pratt séjourne régulièrement. De rencontres en hasards, de collaborations en voyages, il écrit et dessine en 1967 La Ballade de la mer salée, une aventure en plusieurs épisodes qui paraîtra dans un tout nouveau périodique, Sgt. Kirk. L’un de ses personnages secondaires s’appelle Corto Maltese. Quelques péripéties plus tard, et cette fois à Paris, c’est Pif Gadget qui accueille le marin maltais, l’homme à la boucle d’oreille dont le nom nous est devenu si familier. Comme parfois en bande-dessinée, le personnage survivra à son créateur, et si Hugo Pratt est décédé en 1995 en Suisse, son héros poursuit ses aventures, à découvrir chez Casterman, sous la plume et le crayon de deux Espagnols, Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero.