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Le folklore en évidence

Dans l’un des premiers films tournés à Lisbonne, O Destino (1922) de Georges Pallu (les producteurs portugais démarchaient à l’étranger, en France en particulier, pour trouver des réalisateurs), une dame arrive justement à Lisbonne par la mer avant de se rentre à Sintra. Un autre réalisateur français consacre un court documentaire à la ville et à son fleuve emblématique, intitulé Lisbonne et les rives du Tage (Roger Lion, 1924). Les débuts du cinéma lisboète sont caractérisés par des tranches de vie, qui donnent le « la » d’un certain folklore lisboète, sur la vie de petits quartiers de la ville et leurs personnages hauts en couleur. Premier de cette liste, Lisboa (1930) de José Leitão de Barros, qui se penche, avec un style documentaire, sur le vieux quartier à côté du château São Jorge jusqu’aux nouveaux quartiers commerciaux en passant par les docks. La Chanson de Lisbonne (José Cottinelli Telmo, 1933) est un classique du genre, une sorte de farce qui dépeint une Lisbonne aimable, au charme naïf, où le fado occupe déjà une place importante. La Cour aux chansons (Francisco Ribeiro, 1942), qui se déroule au mois de juin pendant la Fête des saints populaires, en est encore un autre, dont la popularité ne se dément pas au fil des ans, au point de bénéficier d’un remake en 2015. C’est le portrait d’un quartier de Lisbonne, de ses petites rivalités, mais surtout de l’esprit de camaraderie et du goût pour la chansonnette qui y règnent. Un autre élément essentiel de la culture portugaise est abordé pour la première fois dans O Leão da Estrela (Arthur Duarte, 1947) : le football, et la manière dont la rivalité entre fans du Sporting de Lisbonne à ceux du FC Porto le dépasse largement. En 1955, Henri Verneuil, sur un scénario de Joseph Kessel, tourne dans la capitale portugaise, qui offre un décor de choix, Les Amants du Tage, qui put sortir au Portugal au prix de quelques coupes et provoqua l’ire de la critique conservatrice. Autre fait notable, la star du fado, Amália Rodriguez, y joue son propre rôle. L'Homme de Lisbonne (1956) de Ray Milland, qui joue sur un folklore de pacotille, est une curiosité à double titre : il s’agit d’une des premières incursions du cinéma hollywoodien dans la ville et le film est le prétexte à une promenade à travers une Lisbonne surannée et quelques-uns de ses lieux les plus célèbres (le monastère des Hiéronymites, la tour de Belém, la Praça do Comércio), un peu plus de dix ans avant que James Bond n’y fasse un tour dans un épisode mal aimé (Au service secret de Sa Majesté, 1969) sur la plage de Cascais et dans le Palácio Hotel, où Ian Fleming en a conçu l’idée.

Le cinéma lisboète : après la Révolution

Loin de ces visions de carte postale, un cinéma d’avant-garde fait son apparition, marque que le Portugal n’est pas imperméable à la vague moderniste qui sévit alors en Europe. C’est le Cinema Novo, dont Paulo Rocha et Fernando Lopes sont les figures de proue. Le premier signe Les Vertes années (1963), chronique des amours entre un jeune provincial et une jeune fille de la ville au caractère enjoué, tandis que le second suit un ex-boxeur dans Belarmino (1964), docu-fiction à la réalisation audacieuse qui lève mélancoliquement le voile sur la Lisbonne des gens modestes. Ce mouvement annonce la révolution des Œillets, qui met un terme à la dictature de Salazar en 1974, et qui relance la carrière du prolifique et grand cinéaste portugais Manoel de Oliveira, qui avait fait ses débuts comme acteur dans La Chanson de Lisbonne. Originaire de Porto, où il n’a cessé de revenir tourner, il choisira la capitale lusitanienne comme toile de fond à quelques beaux films comme La Cassette (1994) qui, malgré ses quelques prises de vue de ruelles et placettes, est un condensé d’esprit lisboète, ou Singularités d’une jeune fille blonde (2009), avant son décès en 2015 à l'âge de 106 ans. Le Portugal et Lisbonne sortent alors peu à peu de leur isolement, accueillant des réalisateurs étrangers comme Wim Wenders (L’État des choses, 1982, puis sa suite Lisbonne Story en 1994) ou Alain Tanner (Dans la ville blanche, 1983) pour des films qui ont en commun une certaine lenteur ou langueur, et dessinent une géographie instable, propice à l’errance. Cette rêverie est aussi présente chez les réalisateurs portugais, lesquels mettent à profit leur liberté retrouvée, comme João Botelho dont l’œuvre confidentielle se place sous le patronage de Fernando Pessoa, le poète phare de la ville, et de ses nombreux hétéronymes, de Moi, l’autre (2007) jusqu’au Film de l’intranquillité (2010), où il s’attaque à un livre en apparence inadaptable. Plus renommé, mais tout aussi littéraire, João Cesar Monteiro, figure fantasque du cinéma lisboète, filme la ville avec amour dans des films qui mêlent austérité et fantaisie, notamment la trilogie dite de Dieu, où il joue aussi le rôle principal (Souvenirs de la maison jaune en 1989, La Comédie de Dieu en 1995 et Les Noces de Dieu en 1998), et Va-et-vient (2003) son dernier film, baigné de soleil estival.

Lisbonne, dernière marge ?

Ainsi, c’est un cinéma très exigeant, pour ne pas dire ennuyeux selon les sensibilités, et à l’écart des modes, qui prévaut longtemps au Portugal, ce que confirme l’œuvre de Pedro Costa, coqueluche des festivals, qui filme la Lisbonne des laissés-pour-compte et des marginaux, plus particulièrement le quartier déshérité de Fontainhas et la vie des immigrés cap-verdiens dans Ossos (1997), Dans la chambre de Vanda (2000), ou En avant, jeunesse (2006). Dans les années 1990, un cinéma plus populaire connaît quelques balbutiements, indissociable de celle qui est la grande star portugaise de l’époque, Maria de Medeiros, qui joue dans Três Irmãos (Teresa Villaverde, 1994), Adam et Ève (Joaquim Leitao, 1995) et réalise un film de facture hollywoodienne sur la révolution des Œillets en 2000, Capitaines d’avril. Lionel Baier abordera cet épisode dans une comédie plaisante, Les Grandes Ondes (à l’ouest) (2014), où des journalistes, venus pour y faire un tout autre reportage, sont pris au dépourvu par la révolution. Autre film sur un journaliste, mais d’une autre époque, Pereira prétend (Roberto Faenze, 1996), film italien avec Marcello Mastroianni, où il est question d’un journaliste qui cherche, sans y arriver, à se tenir à l’écart du remue-ménage politique qui se joue à Lisbonne à la fin des années 1940. Plus près de nous, América (João Nuno Pinto, 2010) donne un aperçu intéressant et grinçant de la vie et des déboires d’une population cosmopolite dans un petit village de pêcheurs situé à l’embouchure du Tage, en face de Lisbonne. Montanha (João Salaviza, 2016) est le classique récit d’apprentissage d’un adolescent confronté au deuil et fait la part belle à Lisbonne en été. Basil Da Cunha, réalisateur suisse d’origine portugaise, filme avec humanité et poésie la misère du quartier de Reboleira et de ses bidonvilles voués à la destruction dans O fim do mundo (2019). Raoul Ruiz rend à la ville l’hommage qu’elle méritait dans un film à costumes, Les Mystères de Lisbonne (2010), tourbillon d’histoires où éclate une ultime fois son extraordinaire virtuosité. Mourir comme un homme (João Pedro Rodrigues, 2009), l’histoire d’un drag-queen portugais, ou Tabou (Miguel Gomes, 2012), rêverie romantique sur le passé colonial du pays, perpétuent la tradition du cinéma portugais d’auteur, minimaliste et aux accents baroques. Un épisode particulièrement savoureux de la série gastronomique No Reservations (2012) du regretté Anthony Bourdain révèle, juste avant que la ville ne devienne une destination à la mode, la richesse culinaire portugaise. Peu à peu, un cinéma populaire refait surface, comme dans les biopics musicaux consacrés à la star du fado, Amália Rodrigues (Carlos Coelho da Silva, 2008), ou tout récemment au chanteur pop Variações (João Maia, 2019) dans un film portant son nom qui a connu un succès retentissant au Portugal.