Le Dresseur de tortues d'Osman Hamdi Bey. (c) Institut culturel Google - shutterstock.com.jpg
Oeuvre de street art à Istanbul. (c) Resul Muslu - shutterstock.com.jpg

La modernité stambouliote

Né à Istanbul au sein de l’Empire ottoman, Ahmed Ali Pasha (1841-1907), mieux connu sous le nom de Seker Ahmed Pasha, est une figure majeure – par son influence – de l’art ottoman. Son premier prénom signifie « le sucre », car on disait de lui qu’il était facile à vivre. Formé à la médecine, il entre à l’Académie militaire ottomane, mais préfère la peinture. Repéré par le sultan Abdülaziz, il est envoyé à Paris pour étudier auprès de Gustave Boulanger et de Jean-Léon Gérôme. Après 7 ans, il revient à Istanbul et organise sa première exposition de paysages et de natures mortes délicats. Il reçoit tous les honneurs militaires et il est le plus connu des peintres militaires ottomans ayant suivi le mouvement de la réforme de Tanzimat qui ouvrait la culture ottomane à l’Europe.

Contemporain de Seker Ahmed Pasha, Osman Hamdi Bey (1842-1910) demeure aujourd’hui une figure incontournable de la peinture ottomane. Né à Istanbul, il est aussi archéologue et fondateur du premier musée archéologique de Turquie dans sa ville natale. Il se forme également à Paris auprès de Boulanger et Gérôme. Après des missions officielles et militaires à Bagdad, il fonde une nouvelle école d’art en 1883 en face du musée archéologique. Cette école abrite aujourd’hui le musée de l’Orient ancien. Importante figure pour la préservation du patrimoine ottoman, il est l’instigateur d’une loi adoptée en 1884 pour rapatrier tous les objets de fouille sur le territoire dans le musée d’archéologie d’Istanbul. La même année, il s’installe dans un pavillon d’été à Eskihisar, village de la banlieue de Gebze, et le transforme en atelier. Aujourd'hui propriété de l’État, il est devenu depuis 1987 un musée sous le nom de Maison d’Osman Hamdi Bey. Mondialement connu, Le Dresseur de tortues (1906) est un de ses chefs-d’œuvre de la maturité. Il en fait deux versions. La première est conservée au musée Pera à Istanbul et la seconde, réalisée un an plus tard, au musée Sakıp Sabancı. Un homme indien, vêtu d'un costume religieux ottoman traditionnel, tente de dresser des tortues avec une flûte pendant qu’elles mangent de la salade, impassibles. Ce tableau ironise sur l’inertie de l’Empire ottoman, incapable de se réformer à l’époque où ce chef-d’œuvre est peint.

Né à Istanbul, Hoca Ali Riza (1858-1930) grandit dans l’Empire ottoman. Il étudie et enseigne pendant trente ans dans l’école de Harbiye. Ayant finalement obtenu le titre de Hoca, c'est-à-dire « maître » en turc, il quitte son poste de cadre dans l’armée ottomane en 1911, et prend sa retraite tout en continuant à donner des cours dans des lycées. Il déploie alors tous ses talents de peintre et se consacre entièrement à sa peinture, au point de créer ses œuvres les plus connues aujourd’hui. Des paysages chatoyants et impressionnistes constituent ses sujets principaux, et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’existe de cette période aucune peinture représentant à proprement parler des militaires.

Ibrahim Çalli (1882-1960) montre un intérêt précoce pour la peinture et commence à peindre des scènes de la vie ottomane. En 1899, il se rend à Istanbul où il occupe plusieurs emplois tout en continuant à peindre. Pendant ce temps, il prend des cours de dessin auprès d’un peintre arménien Roben Efendi et avec le soutien de Şeker Ahmet Paşa, il entre en 1906 à l’école des beaux-arts (aujourd’hui l’université Mimar Sinan). Il reçoit une bourse pour étudier en France alors que le cubisme est en plein essor, mais choisit d’interpréter à sa façon l’impressionnisme. Il est de retour à Istanbul, désormais deuxième ville de la République turque depuis 1923, quand éclate la Seconde Guerre mondiale. Il continue de peindre. Très marqué par son voyage en France, il peint des scènes de bord de mer et des portraits magnifiques avec un style encore mal connu que l’on pourrait qualifier d’impressionnisme oriental. Sa peinture Yeşil Elbiseli Kadın Bayan Vicdan Moralı’nın Portresi (un portrait de femme en robe verte) révèle à la fois toute la maîtrise picturale de l’artiste et son profond enracinement dans sa culture. Cette extraordinaire hybridation entre les traditions orientales et la modernité occidentale est propre à sa peinture.

L’avant-garde turque

La République de Turquie est proclamée en 1923 et Bedri Rahmi Eyüboglu (1911-1975) commence ses études quelques années après, à l'académie des beaux-arts d’Istanbul, en 1929. Deux ans plus tard, il se rend en France avec son frère, car il veut apprendre le français, mais bientôt, alors qu’il rencontre sa future femme, une jeune Roumaine nommée Ernestine Letoni (Eren en Turc), il apprend la peinture auprès d'André Lhote à Paris. Il reste deux ans en France et retourne finalement finir ses études à l’académie. Il fonde le Groupe des dix, et commence une carrière qui le mène à réaliser plusieurs œuvres : fresques pour le restaurant Lido à Istanbul (1943), pour l'Opéra à Ankara en 1946, pour la société KLM ou encore l'hôtel Hilton. Il réalisera même une mosaïque de 260 m² pour la Foire de Bruxelles en 1957 qui lui vaut une médaille d’or. On peut voir aussi une fresque à Paris dans les quartiers généraux de l’OTAN (devenus l’université Paris-Dauphine aujourd’hui). Se succèdent des œuvres pour des hôpitaux, des hôtels et des édifices publics turcs. En 1950, il se rend de nouveau à Paris et visite le Musée de l'homme où il voit pour la première fois de l'art africain. L’estampage devient alors une de ses techniques privilégiées. En 1960, grâce à une bourse de la Fondation Ford et Rockefeller, il enseigne en tant que professeur à l'université de Californie à Berkley. Bedri Rahmi est également poète et a tout au long de sa vie publié des recueils populaires en Turquie où il est mieux connu pour sa plume d’écrivain que pour sa peinture. De 1952 à 1958, il a notamment chroniqué régulièrement l’actualité pour le quotidien de centre-gauche turc Cumhuriyet. Cet artiste a fait une synthèse très personnelle de toutes les avant-gardes européennes et, avec une simplification de la forme, sa peinture figurative marque par sa liberté formelle. Son style pourrait bien faire de lui un Chagall turc.

Citons aussi le travail d’Erol Akyavas, dit Erol (1932-1999). Il s’est entièrement voué aux arts orientaux, et en particulier l'art islamique et la tradition soufie, en quête de modernité non occidentale après la Seconde Guerre mondiale. Du cubisme au surréalisme, des miniatures islamiques aux peintures murales préhistoriques et des pratiques basées sur la calligraphie au symbolisme des religions monothéistes, Erol demeure l'un des grands artistes turcs du XXe siècle.

De la photographie à l’art moderne

Ara Güler (1928-2019) est un photographe turc d’origine arménienne qui a sans relâche photographié la magie de sa ville natale, Istanbul, documentant son environnement quotidien pendant près d’un demi-siècle. Il a commencé très jeune puisque le journal Yeni Istanbul l’a recruté à 22 ans. Par la suite, remarqué pour son talent exceptionnel, le quotidien turc de référence Hürriyet l’engage puis il collabore en tant que correspondant avec Time-Life, ou encore Paris Match et Der Stern. Le Ara Güler Museum, ouvert en 2018 à Istanbul, retrace l’ensemble de sa carrière de photographe. Des ruelles d’Istanbul au mont Ararat, symbole de l’Arménie, il a construit une œuvre sans égale dans le monde autour de la Turquie et aussi bien en noir et blanc qu’en couleur.

Né en 1937 à Uşak, le peintre turc Devrim Erbil a également été directeur de l’İstanbul Museum of Painting and Sculpture en 1979 et professeur. Après une formation à l'école de beaux-arts d'Istanbul, il travaille dans les studios de Bedri Rahmi Eyüboğlu, Cemal Tollu et Cevat Dereli. Fondateur du Mavi Grup (Groupe Bleu) en 1963, son œuvre fait le tour du monde, en particulier des Biennales de Paris et de Venise, ainsi qu'à Istanbul et à Ankara. Il a de nombreuses fois peint ou sérigraphié Istanbul.

Burhan Cahit Doğançay (1929-2013) est le fils d’Adil Doğançay, qui le forma. Il part ensuite étudier auprès d’un autre peintre célèbre, Arif Kaptan. Puis, de 1950 à 1955, en parallèle à ses études de droit, il suit les cours de l'Académie de la Grande Chaumière à Paris. Après une brève carrière au service diplomatique turc, Dogançay décide en 1964 de se consacrer entièrement à l'art et de s’installer à New York. Son travail le plus célèbre est une série sur les murs, qui mêle peinture, gravure, photographie et sculpture qu’il poursuit dans les années 1970, en créant une archive photographique des murs urbains partout dans le monde. Elle contient plus de 30 000 clichés de murs qu’il a réalisés durant ses multiples déplacements dans 114 pays.

De l’art contemporain au street art

Né à Istanbul en 1971, Ali Kazma a fait ses études à New York à la New School, en 1998. Installé à Istanbul depuis 2000, il est aujourd’hui un artiste en milieu de carrière, confirmé en tant que photographe et vidéaste. Dans son travail, il voyage à la recherche d’environnements singuliers où se déploie une activité spécifique qu’il peut interroger tant du point de vue social qu’économique ou encore scientifique. Le Jeu de Paume à Paris lui a consacré une vaste exposition en 2018.

Taner Ceylan est né en Allemagne en 1967, mais étudie à Istanbul à la Mimar Sinan University. En 2003, il participe à l’International Istanbul Biennial. Son travail tourne autour des thèmes de l’orientalisme, de la culture homosexuelle et du nationalisme turc. Érotiques et hyperréalistes, ses toiles représentent des amants et des femmes transgressives qui défient le regard du spectateur. Il a représenté la Turquie dans son pavillon national à la 55e Biennale de Venise en 2013 avec une exposition de vidéos intitulée « Résistance » où l'homme modifie son corps physique, avec le tatouage, la musculation, le bronzage, et d’autres pratiques, dans le but de le contrôler ou même d'en être libéré.

İnci Eviner est née en 1956 à Polath en Turquie, elle vit et travaille à Istanbul. Artiste de la dissidence, elle travaille sur les questions de genre et sur l’oppression de la société patriarcale. Cette artiste n’a de cesse d’explorer ces thèmes, principalement par le dessin, les fresques et la vidéo. En 2009, elle intitule « Harem » son exposition à la Whitechapel Gallery de Londres et contourne avec humour l’orientalisme de certaines icônes de l’art islamique.

Le street art à Istanbul explose de créativité depuis ces dernières années. Il faut voir les Mickey Mouse, Spongebob Squarepants et Rigby de Regular Show de Fist. Quant à la graffeuse Gamze Yalçın, elle en impose par son humour et un style poétique bien à elle. Mais Mert Tügen, un illustrateur talentueux, et Semi.ok, un street-artiste hors catégorie, repeignent aussi les murs d’Istanbul avec une certaine frénésie. Le plus connu d’entre eux est No More Lies (en français « plus de mensonges ») qui s’applique à construire tout un monde d'animaux au pochoir dans les rues d'Istanbul. Des éléphants aux ailes de papillon aux hippopotames en fusion et aux lapins géants aux yeux roses, Istanbul devient un zoo fantasmagorique grâce à ses fresques.

En 2020 la ville a accueilli l'artiste franco-suisse Saype pour continuer son projet Beyond Walls ("au-delà des murs"). Il s'agit d'une fresque de mains géantes entrelacées parcourant les villes du monde. Adepte du land art, ce qui signifie qu'il utilise la nature comme cadre et matériau, la peinture qu'il emploie est constituée de pigments naturels, donc vouée à disparaître. De ce projet éphémère il ne reste que des photos et des vidéos mais son message d'espoir et de solidarité, lui, perdure.