Ramon_Llull,_with_his_disciple_Thomas_le_Myesier,_presenting_three_anthologies_to_Queen_of_France_and_Navarre(c)Unknown early 14th-century artist, maybe Thomas Le Myesier  [Public domain].jpg

La littérature catalane

Si tout est politique, la langue ne fait pas exception. Ville espagnole, les rues de Barcelone résonnent en castillan, mais capitale de la Catalogne, c’est au son du catalan que vibre son cœur. C’est pourquoi il est impossible d’évoquer l’histoire de sa littérature sans citer Ramon LLull, pourtant né à Palma de Majorque, au début du XIIIe siècle. Page devenu précepteur du fils du Roi, l’homme débute sa vie en bon vivant, sans se poser la moindre question existentielle. À l’aube de ses 30 ans, l’Appel de Dieu se fait entendre, si fort qu’il en abandonne famille et biens pour s’en aller prêcher, ce qu’il fit en arabe, qu’il apprit pour l’occasion, mais aussi en catalan qu’il fut le premier à transcrire à l’écrit de manière littéraire. Illustre figure du Moyen Âge, Ramon LLull a laissé à la postérité sa célèbre machine à penser, de nombreux écrits, théologiques ou scientifiques, mais également deux romans philosophiques écrits dans son idiome de prédilection, Blaquerne et Félix ou les merveilles du monde. Au siècle suivant, le poète Ausiàs March assure la transition vers la Renaissance, évoquant l’amour et usant à son tour du catalan. Il était également le beau-frère de Joanot Martorell, auteur du phénoménal Tirant le Blanc, qui ne fut publié, de manière posthume, qu’en 1490, mais qui fut tant admiré par Miguel de Cervantès qu’il est cité dans son Don Quichotte, œuvre culte qui par ailleurs comporte un épisode barcelonais et offre une vision intéressante de l’essor de la ville au début du XVIIe siècle.

Le catalan, comme langue littéraire, connaît quant à lui un certain déclin jusqu’à la Renaixença, au XIXe siècle. Proche du romantisme à l’européenne, ce mouvement culturel d’importance est tout particulièrement représenté par celui qui fut tour à tour surnommé Le Prince des poètes ou le Dante de Catalogne, Jacint Verdaguer. Né au joli mois de mai 1845 à Folgueroles, issu d’une famille de condition modeste, c’est à une carrière ecclésiastique qu’il se destine, intégrant le séminaire de Vic dès son plus jeune âge. Se frottant aux auteurs classiques, grecs, latins et espagnols, une nouvelle vocation ne tarde pas à émerger, et elle sera littéraire. Ses vers sont tout d’abord d’obédience religieuse, puis viennent en 1865 et 1866 les premiers prix qu’il remporte aux Jeux Floraux de Barcelone, joutes poétiques en langue catalane qui font alors fureur. Pour raisons de santé, il doit s’exiler, et c’est sur le bateau qui le ramène de Cuba en 1876 qu’il achève son chef-d’œuvre, L’Atlantide, à découvrir dans sa version française aux éditions de la BNF. Ce poème de dix chants narre le naufrage de Christophe Colomb et sa rencontre avec un ermite qui lui dévoile tous les secrets de l’île engloutie. Prix spécial des Jeux Floraux de 1877, cette épopée vaudra à son auteur la consécration.

Quasiment à la même époque, le 10 octobre 1860, naît à Barcelone un autre poète, Joan Maragall. Les très beaux jardins qui portent son nom, nichés au cœur de la colline de Montjuïc, démontrent toute la tendresse que les Barcelonais éprouvent pour cette figure tutélaire du Modernisme catalan. Issu d’une famille fortunée, ayant suivi des études de droit, c’est vers le journalisme qu’il se tourne à la trentaine, après avoir goûté au plaisir de la traduction d’auteurs aussi illustres que Goethe ou Nietzsche. Bourgeois, mais bohème, engagé, mais refusant d’entrer en politique, croyant, mais proche de la nature, ses multiples facettes le poussent à vouloir restituer la « paraula viva », la parole vivante, celle que l’on trouve chez le peuple et que le poète se doit de mettre en forme. Joan Maragall est l’auteur d’une œuvre riche et novatrice, mais aussi du Cant de la Senyera (Chant du drapeau) qui, mis en musique, deviendra l’un des principaux hymnes nationaux catalans.

Novateurs, Josep Pla (1897-1981), Salvador Espriu (1913-1985) et Josep Maria de Sagarra (1894-1961) l’étaient également. À eux trois, ils ont poursuivi ce véritable renouvellement de la littérature catalane et témoigné de la réalité historique du XXe siècle naissant. Le premier s’est confié dans Le Cahier gris que les éditions Jacqueline Chambon ont offert en traduction en 1992, le second a produit une œuvre remarquée dont La Peau du taureau et Le Cimetière de Sinera. Josep Maria de Sagarra, pour sa part, a publié ce qui est considéré comme l’un des plus grands romans sur sa ville, Barcelone. Écrit en seulement deux mois, l’imposant Vies privées a subi la censure lors de sa parution en 1932 puis n’a été disponible en français qu’en 2015, à l’initiative des éditions Bourgois. Peinture sans concession de la haute société catalane dans les sombres années qui précèdent la prise de pouvoir par Franco, l’écrivain Juan Marsé, Prix Cervantès 2008, dira de ce livre qu’il est une « référence obligée ».

Le début de siècle est favorable à l’expansion de la culture catalane et le Modernisme laisse place au Noucentisme. Esthétique, ce mouvement devient rapidement politique et s’affirme dans la victoire du parti Solidaritat catalana en 1907. Le collectif est de mise, tous convergent vers un objectif unique, la création d’une culture commune qui s’inscrira dans l’éternité. En poésie, Josep Carner s’inspire des maîtres catalans, Jacint Verdaguer et Joan Maragall, mais aussi des influences européennes pour faire évoluer son art. Son recueil Els fruits saborosos le propulse comme tête de file du Noucentisme, à l’égal d’Eugeni d’Ors dont les Gloses, billets littéraires qu’il publie dans la presse quotidienne, mettent en lumière « les palpitations du temps ». La Première Guerre mondiale n’arrivera pas à éteindre ce militantisme culturel, il n’en sera malheureusement pas de même du coup d’État orchestré par Miguel Promo de Rivera en 1923.

L’époque contemporaine

À la Génération de 14 succède la Génération de 50, celle des « enfants de la guerre ». À l’instar de Juan Goytisolo qui a perdu sa mère pendant les bombardements franquistes de 1938, ces écrivains ont vécu la guerre civile puis la dictature, cela se ressent dans leur écriture qui tend vers le réalisme social et une vraie critique politique de l’Espagne. Après s’être impliqué clandestinement aux côtés du Parti communiste, Juan Goytisolo choisira l’exil vers la France où il entrera aux éditions Gallimard, d’abord comme lecteur puis comme responsable éditorial de la littérature hispanophone, avant de quitter la maison mère, dans laquelle il continuera de publier, pour voguer vers de nouveaux rivages. Bien qu’ayant beaucoup voyagé, son pays natal restera sa principale source d’inspiration, mâtinant son point de vue acéré d’une certaine ironie, par exemple dans Deuil au Paradis ou Pièces d’identité. Couronné par de nombreuses récompenses, dont le Prix national des lettres espagnoles en 2008, il décédera à peine 10 ans plus tard à Marrakech. Jaime Gil de Biedma (1929-1990) quittera lui aussi quelque temps le pays, mais finira par revenir à Barcelone qui l’a vu naître. Cela ne l’empêchera pas de publier en 1959 Compañeros de viaje qui, comme Moralités en 1966, évoque l’oppression du peuple par le régime en place, le faisant entrer dans la lignée des poètes sociaux. Dans son journal intime, publié en 1974 sous le titre Diaro del artista seriamente enfermo, il offre un panorama intéressant de cette Génération de 50 à laquelle se rattache de loin Juan Marsé, dont le roman Adieu la vie, adieu l’amour ne put paraître qu’au Mexique, souffrant de la censure franquiste de ces années 70. À découvrir en prime son opus Teresa l’après-midi, publié en français aux éditions Bourgois en 1993, qui mêle intelligemment histoires d’amour et de politique, castillan et catalan.

Un autre nom nous est devenu familier, même si on ignore généralement que c’est à Barcelone que vit le jour Eduardo Mendoza en 1943. Fils de magistrat, il étudie le droit puis la sociologie. Il quitte néanmoins son métier d’avocat pour rejoindre New York où il exercera comme traducteur pour le compte de l’ONU. Son premier roman paraît l’année de la mort de Franco et est récompensé par le Prix de la Critique. Dans La Vérité sur l’affaire Savolta, disponible en poche chez Points, c’est une Catalogne en proie aux grèves ouvrières et aux attentats anarchistes qui est décrite, sous couvert d’enquête policière. Si Mendoza use d’une forme plus classique que ses prédécesseurs, il sait aussi faire preuve d’humour comme il le démontre dans Le Mystère de la crypte ensorcelée en 1979. Mais c’est avec La Ville des prodiges (1986) qu’il franchit une étape, et s’affirme – de son vivant – comme un auteur déjà classique. Son héros, ou anti-héros, Onofre Bouvilla, peine à trouver sa place dans la bouillonnante Barcelone qui s’apprête à accueillir l’Exposition universelle de 1887, son destin cocasse, mais précaire a séduit foultitude de lecteurs. Une œuvre foisonnante et détonante lardée de prix internationaux, dont le Franz Kafka en 2015 et le Cervantes l’année suivante.

Son contemporain et compatriote Jaume Cabré a également séduit le public français, bien qu’il lui fallût consacrer huit années à l’écriture d’un monument de la littérature catalane : Confiteor. Publié en 2013 par Actes Sud, le succès est immédiat, à tel point que certains ne jurent que par cet imposant roman de plus de 800 pages. Le résumer tient d’une impossible mission, il y est question d’un petit garçon, Adrià, qui ne semble pas né dans la bonne famille, mais aussi d’un violon et d’un amour contrarié, d’une maladie qui ronge la mémoire et précipite l’écriture, de philosophie et d’érudition. Hors-norme, cette œuvre supporte sans faillir les multiples relectures et semble parfaite pour accompagner le voyageur en goguette. Du même tenant, la trilogie Le Cimetière des livres oubliés, dont le premier tome L’Ombre du vent a été traduit par Grasset en 2004, a fait du Barcelonais Carlos Ruiz Zafón l’un des auteurs les plus vendus au monde. Best-seller aux millions d’exemplaires vendus, cette fresque historique qui prend place dans la Barcelone d’après-guerre raconte la quête éperdue de Daniel Sempere qui s’entiche d’un mystérieux écrivain méconnu, Julián Carax. Pour les fanatiques de policiers, impossible de faire l’impasse sur Victor del Árbol, sa Tristesse du samouraï, paru chez Actes Sud Noir en 2011, lui a valu une notoriété immédiate.