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Poésie et tradition orale

Il faudrait détourner les yeux des tours qui s’amusent à frôler le ciel et regarder vers la mer pour se souvenir que la fragile économie perlière était celle qui faisait vivre la région bien avant que le premier puits de pétrole ne soit creusé dans les années 60, puis écouter le vent du désert pour comprendre que la poésie est la littérature absolue, celle qui se transmet de bouche en bouche depuis des siècles. Cette tradition orale est deux fois sainte, d’abord parce qu’elle est intimement liée à l’Islam auquel a été converti le peuple au VIIe siècle, ensuite parce qu’elle est le plus noble des arts. Aux Émirats arabes unis, elle s’accorde plusieurs formes et tout autant de thèmes de prédilection. La plus vieille est certainement la Nabati qui remonte au moins au XIVe siècle comme le confirme la mention première qu’en fait l’érudit historiographe arabe Ibn Khaloun dans sa grand-œuvre al-Muqaddima (1377), bien que d’aucuns lui voient une origine encore plus ancienne tant sa métrique rappelle celle des poètes préislamiques. Cette poésie est celle des Bédouins qui usent du dialecte et non de l’arabe formel. Dans leur langage, simple et direct, en faisant preuve d’une étonnante mémoire, ils prônent l’amour du clan et le respect du code d’honneur, se souviennent des exploits chevaleresques et diffusent leur sagesse séculaire. S’ils parlent la langue du désert, Ahmed Ibn Majid (1432-1500) quant à lui écrit celle de la mer. Marin et cartographe, il ne cessa d’arpenter l’océan Indien et s’aventura jusqu’en mer de Chine, il rapporta de ses expéditions de merveilleux traités, pour la plupart rédigés en vers, dans lesquels il enseignait tout autant les phases lunaires que les principes de navigation. Sa réputation était telle que quatre siècles après sa mort, on se plaisait à l’imaginer cheminer aux côtés de Vasco de Gama. S’il n’en est certainement rien, la légende dit assez de l’importance que l’on accorda à l’auteur du Kitab al-Fawâ’id fî usûl ‘llm al-Bahr wa ‘l-Qawâ’id.

La Nabati est commune à l’entièreté de la péninsule arabique et a plutôt eu tendance à décliner au fil du temps, mais aux Émirats arabes unis elle a connu une incroyable renaissance dès le début du XXe grâce à la popularité de poètes tels que Moubarak Al Oqaili (1880-1954) dont la maison se visite dans le quartier Al Ras de la ville de Dubaï, du trio né dans le village d’Al-Heera à Sherjah où un cercle littéraire poursuit toujours aujourd’hui leurs travaux, ou de Ousha bint Khalifa qui a vu le jour en 1920 dans l’oasis d’Al-Aïn, à la frontière Est d’Abou Dhabi. Moins attendues que les traditionnels prix, qui sont pourtant nombreux, les émissions qui reprennent les codes de la téléréalité et dans lesquelles s’affrontent de jeunes poètes départagés par les votes du public ont connu un tel succès qu’il confirme que la Nabati n’a pas dit son dernier mot. Ne se contentant pas d’être déclamée, elle est parfois aussi chantée, car elle alimente en partie le corpus du spectacle traditionnel Al Wana dans lequel l’interprète se fait ou non accompagner du rabâb, un instrument à cordes bédouin. Le chant est également à l’honneur dans Al Shila où les poèmes se veulent tour à tour descriptifs, élogieux ou empreints de sagesse.

Enfin, deux autres genres ont été inscrits sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO afin d’assurer leur sauvegarde, bien qu’ils soient encore à l’honneur lors d’évènements spéciaux : Al Azi et Al Taghrooda. Le premier est célébration des victoires remportées sur les champs de bataille, dans une mise en scène volontiers guerrière, le poète tenant en main un substitut d’épée et échangeant en répons avec un chœur. À l’inverse, le second se dédie à l’amour et à la bonne entente au sein de la tribu, sa vocation primordiale est de préserver le lien social et l’harmonie, il est alors parfois utilisé pour régler des différends. Un remarquable travail de collecte de poésies a été effectué durant 20 ans et a donné naissance à une précieuse base de données (poetry.dctabudhabi.ae).

Encourager la lecture et l’écriture

Un autre projet intéressant est Kalima, lancé en 2007, qui a pour objectif de soutenir la traduction d’ouvrages internationaux vers l’arabe. Désormais, ce sont plusieurs centaines de titres qui sont mis à disposition, du très classique Tolstoï au très contemporain Peter Handke, Prix Nobel de Littérature 2019. Cette ouverture vers l’extérieur poursuit deux objectifs : d’un côté faire de la lecture un loisir plus coutumier qu’il ne l’est à ce jour, de l’autre pallier la relative absence de production locale. En effet, ce n’est ainsi qu’en 2015 que Rashid Abdullah Al Nuaimi, ancien ministre des Affaires étrangères, a été distingué par le Cheikh Abdullah comme étant le premier auteur d’un roman émirati pour Shahenda.

Nous pourrions également citer Mohammad Al Murr qui excelle dans l’art de la nouvelle et Hamdan Al Maktoum qui publie de la poésie. Du côté de la traduction française, le choix est encore plus réduit, mais le lecteur curieux pourra se tourner vers Tout le monde n’a pas la chance de connaître une fin heureuse de Mohamed Khamis disponible depuis 2017 aux éditions Erick Bonnier. Ce romancier, né aux Émirats, s’est installé à Dubaï après quelques années passées aux États-Unis. À la manière d’un conte, dans un style abordable, il raconte le quotidien d’une famille nombreuse du Royaume d’Éden qui cherche à déménager loin des quartiers pauvres. Peu à peu, leur vie va sombrer dans une violence inimaginable… Les meilleures intentions du monde (éditions Intervalles, 2011), écrit par un auteur qui n’est pas natif de la région, mais la connaît intimement, offre également une approche intéressante, car dresse, par le biais de la fiction, le portrait saisissant d’un pays qui en cinquante ans a radicalement changé de visage.

En effet, si les écrivains sont encore rares, cela s’explique certainement par le fait que la Fédération est encore très jeune puisqu’elle n’a été fondée qu’en 1971 par Cheikh Zayed Bin Sultan Al Nahyan dont l’une des priorités était d’accélérer l’alphabétisation en créant des écoles pour toutes et tous. Son objectif se poursuit aujourd’hui, notamment par le soutien apporté à la littérature enfantine, secteur qui commence véritablement à faire montre d’une belle effervescence. La nouvelle génération ne pourra qu’être conquise par les 5 250 m² de la bibliothèque qui lui est entièrement dédiée et dont Abu Dhabi avait annoncé la création en 2018. Elle ne le sera pas moins par les ouvrages qui fleurissent et qui, souvent, sont l’œuvre de femmes. Ainsi, Maitha Al-Khayat s’est lancée en 2008 quand elle a constaté qu’elle ne trouvait pas de livres sur la culture émiratie pour son aîné de 6 ans. Une vocation tardive, mais fulgurante puisqu’elle a depuis signé plus de 170 textes, en arabe et en anglais ! C’est en 2016 que Maryam Saqer Al Qasimi a quant à elle fait paraître The Curious Adam qui a été suivi de nouvelles dont Where did the letters disappear ? récompensé par plusieurs prix et adaptée en pièce musicale. Enfin, Hessa Al Muhairi s’est vue décerner le Shiekh Zayed Book Award, catégorie jeunesse, pour La Dinorafe qui a bénéficié d’une publication en quatre langues (arabe, italien, anglais et français) chez l’éditeur italien Marco y Marcos. Cette passion renouvelée pour l’écrit et le livre s’incarne parfaitement dans la très design House of Wisdom (Maison de la Sagesse) qui est sortie de terre à Sharjah grâce au talent de l’agence d’architecture Foster+Partners. Ce lieu, qui se prête à la sérénité, à la découverte et à l’étude, mais ne néglige pas les nouvelles technologies, a ouvert ses portes en mars 2021.