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La face cachée de la Vierge du Grand Retour

Nous sommes en 1948, la Martinique n’est plus une colonie. Depuis 1946 elle est en effet devenue département français. Département assurément mais, si sur les papiers la paraphe en bas du décret se fait vite, la réalité prend encore tout son temps car bien plus lente. L’amiral Robert, le gouverneur vichyste, a tenu l’île entre ses mains impitoyables. Les gens se remettent à peine, d’ailleurs, de la pénurie de l’époque dite antan Wobè, (du temps de Robert) que voilà un beau jour une barque, sortie sans doute des entrailles de la mer, qui apparaît. Une Vierge toute de chaux moulée est assise sur la banquette arrière, elle s’appelle Notre-Dame de Boulogne, elle vient juste de visiter les régions rurales de l’Hexagone. Elle tient dans ses bras son fils. Elle arrive au secours de la population qu’elle sait si dévote. Elle vient l’aider à se remettre de ses souffrances et reconstruire le pays, elle s’y connaît, et puis elle fait des miracles. Alors de commune en commune dès 4h du matin, et pieds nus, bras en croix, le pèlerinage commence. La Vierge change de nom, elle devient la Madone, Notre-Dame du Grand Retour. Durant trois mois, elle passe dans sa barque hissée sur un camion qui, avec elle à son bord, fait le tour de l’île. « Chez nous soyez reine » et l’on chante « Nous sommes à vous » et l’on dit des litanies, « chez nous, chez nous » et l’on prie « Nous sommes à genoux… » et l’on pleure aussi sur son passage, et surtout l’on donne l’aumône, de l’or, de l’argent qui tombe « À vot’ bon cœur m’sieur dame » dans le fond de sa barque, pour se racheter, pour être en bonne santé, pour avoir de l’argent, ou pour avoir bonne conscience. La Madone passe et la dévotion totale se montre. Il est vrai qu’elle avait été précédée par les missionnaires qui marièrent à tout-va toute personne en ménage, « vivant dans le péché » comme on dit ici. La Vierge miraculeuse arrive bien, elle réconcilie le peuple avec Dieu, le peuple avec lui-même, elle apporte l’amour au pays tout entier et chacun rentre en grâce avec sa propre personne. Laissez ! Qu’elle continue sa tournée ! Aussi mystérieusement que son arrivée, elle va se terminer en mer.

Le Latécoère, un long courrier du même nom que son fabricant, est en partance. C’est un hydravion de la compagnie Air France et son numéro de vol AF072. Il relie la France à ses régions d’outre-mer. Ce matin-là, il a à son bord 12 hommes d’équipage et 40 passagers. Ce sont des usiniers békés qui regagnent l’Hexagone. Le doyen d’Université Henri Vizioz, un métropolitain, est aussi du voyage avec un collègue. Le dimanche 1er août 1948, le Latécoère ira tout droit périr, corps et biens, au large des côtes d’Afrique avec dit-on aussi… toute la recette de la Madone. Et on va retrouver blottie dans une petite crique à Sainte-Thérèse la Vierge dans sa barque délaissée. Si ce n’est pas un miracle, qu’est-ce donc, alors ? La population l’a vue quitter les côtes, elle l’a vue se perdre même dans l’horizon lointain. La supercherie est vite démasquée, le peuple crédule s’en mord les doigts. Cependant la ferveur de certains fut tellement puissante et si inconditionnelle qu’il leur est, de nos jours encore, très difficile de percevoir l’escroquerie qu’ils ont tous subie. Désormais, l’église de Josseaud abrite la Vierge et depuis les lieux font l’objet de pèlerinages constants. Même en face de l’évidence, les croyances gardent la dent dure.

Les 16 de Basse-Pointe 1948

La Martinique n’est plus une colonie et le préfet Pierre Trouillé, nommé du 18 juillet 1947 au 31 mars 1949, a remplacé le gouverneur sur le département. Cependant rien n’a vraiment changé : comme avant les travailleurs sont toujours logés dans les rues Cases-Nègres, lieu d’habitation ainsi désigné, les conditions de travail sont toujours aussi exécrables, les salaires reflètent l’image de la misère profonde et le béké a bien en main son pouvoir et son autorité. La Martinique est en pleine grève ouvrière, ce contexte de revendications sourdes aux oreilles des békés et des autorités va entraîner le 6 septembre 1948 l’assassinat du béké Guy de Fabrique Saint-Tours, administrateur des habitations Depaz. Celui-ci parti au secours de son frère Gaston qu’il croyait menacé est arrivé sur les lieux, muni d’un revolver et accompagné de deux gendarmes. Pour calmer les ardeurs et ramener la paix, un coup de feu est tiré en l’air, mais en réponse c’est une bagarre générale qui s’ensuit. Les grévistes, une soixantaine environ, désarment les gendarmes, qui sans se faire prier prennent leurs jambes à leur cou et se sauvent. Quelques grévistes poursuivent Guy de Fabrique à travers les champs où son corps sera retrouvé le 6 septembre lardé de 36 coups de coutelas, dont trois lui seront fatals. Sont arrêtés et emprisonnés18 coupeurs de canne. Deux d’entre eux qui n’étaient pas sur l’habitation le jour des faits sont libérés deux ans après. Désormais ce sont 16 inculpés qui resteront totalement solidaires sans jamais se trahir.

Ils sont emprisonnés pendant trois ans en Martinique dans l’attente d’un procès. L’affaire trop sensible est dépaysée en faveur des Assises de Bordeaux. Faute de preuves les 16 de Basse-Pointe seront acquittés le 13 août 1951 : l’auteur des coups mortels n’a jamais été dénoncé.

Deux ouvrages retracent ces événements : Histoire de la Martinique de 1939 à 1971 (tome 3) d’Armand Nicolas, L’Harmattan, Paris, 1998, et Habiter le monde, Martinique 1946-2006, de Marie-Hélène Léotin, Ibis Rouge Éditions, Matoury (Guyane), 2008, tout comme le film documentaire de Camille Mauduech réalisé en 2008 : Les 16 de Basse-Pointe.

Cyparis, le rescapé de la montagne Pelée

Il s’appelle Louis Auguste Cyparis, il est né à Trinité le 1er juin 1874.  Protégé par les murs très épais du cachot dans lequel il se trouvait pour avoir agressé un homme à coups de couteau, l’homme est connu pour avoir vécu sur place la tourmente de l’éruption volcanique du 8 mai 1902. Après avoir respiré les effluves chaudes et toxiques émanant du volcan, couvert de brûlures incroyables, geignant sous les décombres, l’homme qui a survécu sera secouru trois jours après l’éruption, soit le 11 mai 1902. Il sera hospitalisé dans un état critique au Morne-Rouge, la seconde nuée ardente, qu’il va supporter avec le même succès, va provoquer le doute sur son incroyable robustesse. Sa bonne foi sera toutefois prouvée par le président de la Cour d’appel de Fort-de-France qui va le gracier.

Le cirque Barnum l’engage alors comme la bête de foire qu’il est maintenant devenu, pour exhiber ses brûlures et cicatrices et aussi raconter son cauchemar. Cyparis est le seul homme à avoir vécu sur place les affres d’un volcan. Les deux autres survivants de la catastrophe, Léon Compère, un cordonnier, et Havivra Da Ifrile ont pu s’enfuir. Cyparis meurt en 1929 à l’âge de 55 ans, au Panama, sans possibilité de retour dans son pays, celui du volcan qui l’avait tout de même épargné, alors que la misère, elle, l’a tué.

« Granzonng »

L’homme qui fait encore terriblement peur avait l’ongle d’un petit doigt démesurément long, ce qui lui valut son surnom : « Granzonng ». L’homme cependant, dit-on, restait tétanisé devant un anolis. Ce petit reptile est semblable au redoutable crocodile, certes, mais à un crocodile en miniature. Il s’occupait soigneusement de ses coqs de combat. Toujours bien vêtu, il habitait Terres-Sainville, à Fort-de-France, où il possédait plusieurs maisons ainsi qu’en commune. Bien élevé, avec le sourire toujours mielleux, il ôtait son chapeau pour saluer tout le monde. Avait l’air d’un gros nounours maladroit débordant de gentillesse, sous son épaisse chevelure. Sa moustache noire, ajoutait une élégante allure à la tenue de cet homme bien mis qui n’oserait jamais se déplacer sans son inséparable canne à pommeau d'argent. Ce serait faire injure à soi-même.

Il parlait haut, il parlait fort, savait se faire entendre quand il le fallait. Savait aussi se faire écouter puisqu’il pouvait passer tout aussi soudainement d’une voix de baryton à celle d’un aphone, de celle d'un homme à celle d'une femme, en fonction de l’effet qu’il semblait rechercher.

Dans la nuit du 18 au 19 février 1965 après une lettre déclarant : « J'ai fait du mal à 402 personnes » l’un des plus grands quimboiseurs de la Martinique s’est suicidé aux Terres-Sainville.

Monsieur Suffrin et le chamanisme

Vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, les entreprises nettoyant les voitures étaient presque aussi rares que les voitures elles-mêmes. Monsieur Suffrin, laveur de voitures à ses heures, se déplaçait seaux et serpillères à la main afin de nettoyer sur la Savane les taxis-places qui y étaient parqués en épis. Sa blouse plus grise que blanche montrait à tous combien l’homme accomplissait honnêtement sa besogne. La banque en face n’avait pas encore changé de nom. Les tamariniers séculaires étaient toujours là pour porter un peu d’ombrage sur la Savane où Joséphine, placée sous les palmiers royaux, avait encore sa tête. Le sieur D’Esnambuc, persuadé qu’il était fixé sur son socle à scruter en vain l’horizon pour l’éternité, gardait ses illusions. (Les statues de ces deux personnages considérés comme symboles de l’esclavage ont été mises à terre en 2020).

Les clients de cet homme très loyal savaient-ils tous que Suffrin, l’omniprésent laveur d’autos, pratiquait en privé le dogme de Cham, et sa philosophie, le chamanisme, un nom bien barbare sous nos Tristes Tropiques ? Ceux qui le connaissaient chamane ne pressentaient-ils pas chez lui comme une espèce très rare d’illuminé, puisque l’idée première de tout adepte demeure le voyage par et à travers l’esprit ? À Jeanne d’Arc au Lamentin, où monsieur Suffrin avait sa case, de grands panneaux remplis de signes cabalistiques ou autres formules énigmatiques poussaient à Dieu vat dans son jardin. Mots indéchiffrables pour le commun des mortels, phrases ésotériques qui vont cependant, dit-on, faire le bonheur d’un écrivain hermétique, bien plus jeune que Césaire (Glissant pour ne pas le nommer). Monsieur Suffrin, le chamane déclaré, grand penseur à sa manière, partait-il durant le carnaval à la recherche d’adeptes ? Il aimait tout particulièrement, muni de ses pancartes, se promener vêtu de sa chasuble rouge et or, coiffé de son haut de forme. Une espèce de galurin, réplique parfaite d’une grande boîte de lessive en carton.

Désormais, dans son quartier, une pancarte très clairement lisible désigne au chemin qui porte son nom une crèche qui a remplacé sa case.

Beauregard, l’insoumis

Nous sommes en 1942, René Beauregard est à l’époque économe sur l’Habitation Grand-Fond du Marin. L’homme, honnête et apprécié, sera cependant renvoyé pour comportement agressif vis-à-vis de sa hiérarchie. En effet la rumeur prétend qu’il aurait surpris et aussitôt tabassé le contremaître qui, profitant souvent de son absence, serait allé visiter son épouse. Dans sa révolte il va s’en prendre à celle-ci, dont l’infidélité d’ailleurs semblait bien plus relever de ragots que de la réalité. Il aura par la suite une violente altercation avec le béké, son patron lui-même. Celui-ci le trouvant bagarreur et très irrespectueux va le mettre à pied sans autre alternative. La violence entraîne toujours la violence. L’homme révolté va commettre des agressions et même des meurtres accidentels et, se sachant pourchassé, il va se cacher dans le sud de l’île. Il va ainsi échapper à la gendarmerie pendant 7 bonnes années. Le tribunal de Fort-de-France va le condamner à mort par contumace. Il va continuer de se déplacer dans l’île, au nez et à la barbe des forces de police, trouvant dans la population une attentive commisération.

Alors qu’il se camouflait sous les pailles d’un champ de cannes au François, la maréchaussée va se tromper de cible et descendre à sa place un béké qui dit-on participait lui aussi à la chasse à l’homme.

Reconnu le 30 septembre 1949 à Poirier, Rivière-Pilote, il est dénoncé. L’homme acculé se suicide, non sans avoir blessé son dénonciateur. Les militaires arrivés le trouvent mort, étendu par terre de tout son long. Des témoins affirment que son cadavre est alors mitraillé.

La population le considéra comme une victime des usiniers, elle lui porta soutien et sympathie ce qui lui permit de tenir tête si longtemps en cavale et d’échapper aux gendarmes.

Le docteur Perronette, le médecin légiste, raconte son épopée dans Le Cas Beauregard paru aux Éditions Désormeaux en 1979. Armand Nicolas, historien, en parle dans L’Historial antillais, éditions DAJANI, et Christian Boulard, un jeune auteur, s’en inspira pour sa pièce Beauregard, Chimen libèté.

Le prisonnier de France resté le plus longtemps à l’ombre

Né le 6 août 1943 dans une famille de condition assez modeste de Fort-de-France, Pierre Just Marny est plutôt un élève qui aime l’école à demi. À force d’y aller à reculons, petit à petit il finit par devenir spécialiste de larcins en tous genres puis, se faisant la main assez vite, finalement grand connaisseur en vol de pièces automobiles et aussi de pneus. Les clients se faisant assez nombreux, son activité devint lucrative, au point de donner à la police de quoi s’inquiéter sur le « bizness » de l’homme et de son entourage. En 1963 la drogue n’est pas encore dans les rues, et les gendarmes soupçonnent ce petit monde de vols chez les grossistes, qui d’ailleurs se plaignent de manque à gagner. Ils les interpellent tous. Ils sont jugés au tribunal correctionnel de Fort-de-France. L’interpelé est sans doute voleur, mais homme d’honneur avant tout, il refuse de dénoncer ses complices, et assure être seul aux commandes. Il est alors condamné à quatre ans de prison, dont deux avec sursis. L’affaire aurait pu en rester là, mais le 2 septembre 1965, lors d’une permission, le prisonnier décide de partir rendre visite à ses comparses. Entre temps certains ont construit famille, revêtu costumes d’honnêtes hommes, et le temps ayant aidé à oublier les souvenirs que l’on veut absolument effacer, ils sont tout aussi rapidement rentrés dans les rangs. Et le contrat de partage, dans tout ça… Le contrat ? Mais quel contrat ? L’homme qui s’appelle justement Pierre-Just se rend alors à Schoelcher faire justice lui-même. Il laisse sur son passage morts et blessés, et d’innocentes victimes collatérales dont la seule faute est de s’être trouvées à ce moment même au mauvais endroit. Les complices présumés, eux, se terrent.

Tous les gendarmes et policiers de l’île recherchent Marny en vain. Il est vu au Marin, au Lamentin, à Schoelcher et la traque, qui dure 6 jours, se termine sur la route de Redoute le 8 septembre à 15h. Ce jour-là Marny remet aux journalistes une lettre signée La panthère noire. C’est le nouveau titre, sans doute inspiré des Blacks Panthers des États-Unis, un mouvement revendicatif, qu’il se donne désormais. Il explique les raisons qui ont causé ses massacres : il a porté jusque-là le chapeau et prétend qu’il n’était pas seul dans l’affaire, aujourd’hui ses complices qui fuient leur engagement doivent payer. Le 10 octobre 1965 l’homme s’évade cette fois. Compte tenu du comportement « malhonnête » de ses complices, dont il parle dans sa lettre, un nombre important de la population se range derrière Marny devenu une victime, pratiquement un « héros » qui bénéficie de la solidarité des quartiers populaires dont il est issu. Le 19 octobre l’homme en pleine cavale est reconnu devant une épicerie de Sainte-Thérèse, un quartier populaire de Fort-de-France où il est dénoncé par la tenancière. Marny n’a pas d’arme. Deux gendarmes qui reconnaissent le fugitif lui intiment l’ordre de se coucher face contre terre, ce que Marny refuse catégoriquement. Les militaires tirent trois balles sur l’homme qui s’effondre. La colère gronde : les forces de loi ont tiré sur un homme désarmé. C’est l’émeute, le quartier est mis à sang et à feu plus vite qu’on ne le pense. L’épicerie à l’origine de l’appel téléphonique est pillée, caillassée puis incendiée. Les gendarmes appelés en renfort sont refoulés avec bouteilles, cailloux, bâtons, tout ce qui se trouve à portée de main. Pendant trois jours d’émeutes qui vont faire un mort et 40 blessés, la seule voie d’accès permettant de rejoindre Fort-de-France en venant côté sud est bloquée, nul ne peut y accéder.

Le 24 novembre 1965, en toute discrétion, pour éviter de nouveaux débordements dans l’île, Marny est transféré par un avion militaire, durant la nuit, à Paris. L’affaire est dépaysée et, le 27 septembre 1969, il est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Devenu pratiquement aveugle, toujours emprisonné, il est considéré tout de même comme très dangereux. En mai 2008, avec l’aide du Comité de soutien Agir sans voir, il demande et obtient de « revoir » la Martinique où à son arrivée il regagne directement la cellule qui l’attend à la geôle de Ducos. Il y met fin à ses jours en 2011.

Il est resté en prison 48 ans et est considéré comme le détenu ayant subi en France la plus longue incarcération.

Deux ouvrages sont consacrés à la mémoire de ce prisonnier exceptionnel : Jusqu'au bout du silence, Quarante ans de témoignages, de Marlène Hospice, sociologue, ethnologue et anthropologue et La Panthère de Térèz Léotin, roman français/créole, Exbrayat éditeur.

La carnavalière impénitente

Madame Marie-Thérèse Armède est née Charlotte-Cléria au Saint-Esprit en 1918. Elle habitait le Saint-Esprit du côté du presbytère, une proximité qui fera d’elle une obstinée croyante qui va épouser monsieur Armède puis suivra son époux à Trénelle, à Fort-de-France. Cette dame, qui déclamait aisément Césaire mieux qu’une grande érudite, est connue pour avoir couru le Carnaval chaque année, qu’il pleuve, qu’il tonne ou qu'il vente et ce jusqu’à l’âge de 99 ans, l’année de son décès. En conséquence elle possède le record de la plus âgée des carnavaliers. Depuis sa mort une rue de Trénelle, son quartier populaire, porte son nom.