Histoire et légende

Aussi paradisiaque soit-elle, la région a connu de nombreuses batailles et celle qui la secoua lors de la deuxième guerre punique, en 217 avant Jésus-Christ, ne fut pas la moins violente. Cette victoire du Romain Cnaeus Scipion se solda par la prise de 25 navires et la conquête des îles Baléares, elle fut racontée par Polybe, historien prolixe dont malheureusement une grande partie des textes a été perdue, puis par son successeur, Tite-Live, l’auteur au Ier siècle avant notre ère de Ab Urbe condita libri (L’Histoire romaine depuis sa fondation). Bien plus tard, au tout début du XIXe siècle, c’est Tarragone qui servit de décor au siège que soutinrent les Français à partir du 4 mai 1811… jusqu’à ce que la ville leur cède le 28 juin 1811. Si l’armée du Maréchal Suchet essuya la perte de 4 000 hommes, ce furent plus de 15 000 autochtones, dont de nombreux civils, qui laissèrent leur vie dans ces tragiques circonstances. Celles-ci inspirèrent à Honoré de Balzac la triste image d’une « Tarragone violée, les cheveux épars, à demi nue » dans sa nouvelle La Marana qui fut publiée en épisodes dans La Revue de Paris au début des années 30 puis intégra La Comédie humaine en 1846. Enfin, la Guerre civile espagnole n’épargna pas le territoire : la dernière offensive des Républicains y prit place du 25 juillet au 16 novembre 1938. Cet épisode, connu également sous le nom de Bataille de l’Ebre, servit de toile de fond au roman Le Monarque des ombres (Actes Sud) de Javier Cercas, célèbre écrivain contemporain.

Mais la mémoire des hommes ne repose pas uniquement sur des faits historiques, elle se compose aussi des contes qui se transmettent par la tradition orale, jusqu’à ce que certains fassent œuvre de collecte et les figent à l’écrit, comme le fit Joan Amades au début du XXe siècle. Né en 1890 à Barcelone où il décéda en 1959, cet ethnologue se prit en effet de passion pour le folklore qu’il s’inquiétait de voir disparaître. Il consacra alors de nouveaux ouvrages aux traditions, costumes, danses et chansons, mais aussi aux légendes, notamment à celle de la lutte de Saint-Georges contre le dragon qu’il situa en face des remparts de Montblanc. Cette petite ville médiévale, sise à l’intérieur des terres à une encablure de Tarragone, ne manque pas de célébrer cette reconnaissance chaque année en s’octroyant une semaine festive. Il faut dire que Saint-Georges n’est pas n’importe qui en Espagne puisque, s’il est connu sous le nom de Sant Jordi, il est aussi le saint patron de la Catalogne. Depuis le Moyen Age, la coutume consiste à offrir une rose le jour où il est fêté, mais – hasard du calendrier – ce 23 avril vit aussi mourir Cervantès en 1616. Or, en 1926, un éditeur retint cette date pour rendre hommage aux libraires, un choix qu’entérina l’UNESCO en 1995 en initiant la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. S’il convient désormais d’offrir des fleurs et des romans le 23 avril, cette date reste surtout l’un des symboles de l’identité catalane, d’autant plus depuis la Renaixença. Ce mouvement s’attacha à mettre en valeur la culture de la Catalogne et surtout sa langue, lui octroyant enfin des qualités littéraires. Il émergea en 1833, encouragé par l’essor du romantisme dont l’un des précurseurs, Manuel de Cabanyes y Ballester, perdit la vie en cette même année, à seulement 25 ans.

Une forte identité

L’attachement au catalan est certainement ce qui unit les auteurs de la Costa Daurada et des terres de l’Ebre, à commencer par le critique d’art et philosophe Eugenio d’Ors (1881-1954) qui certes était natif de Barcelone mais décéda à Vilanova i la Geltrú, la ville qui vit naître Enric Martí i Muntaner en 1889. Tous deux participèrent à la revue La Veu de Catalunya, le second – ayant très jeune quitté l’Espagne pour l’Argentine – donna traduction dans sa langue des poètes de son pays d’adoption puis publia, en 1938, un recueil de poèmes antifascistes, Passen els bàrbars. Le Tarragonais Josep Maria Casas i de Muller (1890-1975) est quant à lui associé au Noucentisme qui apparut en Catalogne avec le nouveau siècle. Bien que plutôt versé dans les mathématiques, il se fit remarquer lors des nombreux Jeux Floraux (joutes poétiques) auxquels il participa, et publia plusieurs anthologies (Libre de versos en 1922, Fra Garí en 1927). La période franquiste le contraignit à renoncer au catalan en faveur de l’espagnol, un terrible choix qu’eut du mal à faire Sebastià Juan Arbó (1902-1984) qui cessa de publier entre 1936 – l’année où parut son grand succès, Terres de l’Ebre – et 1948, où Sobre las piedras grises lui rapporta, malgré son sacrifice, le Prix Nadal.

Artur Bladé i Desumvila (1907-1995) choisit pour sa part la voie de l’exil, s’expatriant jusqu’en 1961 au Mexique où il exerça son métier de journaliste et entama son travail d’écrivain. Son œuvre – qui se décline en journaux intimes, en chroniques historiques et en descriptions de la vie dans la région de Benissanet – lui valut la Croix de Sant Jordi en 1984, une distinction qu’il partagea avec Jesús Moncada i Estruga (1941-2005) qui en fut le récipiendaire en 2001. Celui-ci reçut également le Prix de la critique Serra d’Or en 1989 pour Camí de Sirga (traduit par les éditions du Seuil en 1992, mais Les Bateliers de l’Ebre mais dorénavant épuisé), un roman polyphonique qui campe un village destiné à être englouti par les eaux suite à la construction d’un barrage, et s’inspire de la ville natale de l’auteur, Mequinenza, située entre le Segre et l’Ebre. En français, il est néanmoins toujours possible de découvrir cet auteur, soit avec Frémissante mémoire (Gallimard) basé sur un fait divers de 1877, soit avec Anthologie de contes proposé par les éditions Trabucaire.

Oriol Pi de Cabanyes i Almirall et Vicent Pellicer i Ollés, respectivement nés en 1950 et 1956 à Villanova i la Geltrú et à Valdealgorfa, contribuent eux aussi à promouvoir la culture catalane. Le premier a été directeur du Musée Víctor Balaguer, a été remarqué comme journaliste et a publié des romans et des essais, le second a privilégié le format court de la nouvelle mais s’est également distingué comme photographe et conférencier. Enfin, Jorge Carrión, né à Tarragone en 1976, jouit d’une réputation internationale, tout autant pour ses romans (Ceux du futur, le premier tome de sa Trilogie du Nouveau siècle, a été traduit par Seuil en 2017) que pour ses essais littéraires (Libraires : itinéraires d’une passion, 2016, Seuil et Contre Amazon, 2020, Le Nouvel Attila).