Maslenitsa, syncrétisme entre orthodoxie et paganisme

Entre Staryi Novyi God (le « Vieux Nouvel An », du calendrier julien) le 14 janvier et la Pâque orthodoxe qui tombe généralement fin avril, Maslenitsa est célébrée vers les derniers jours de février. C’est probablement l’élément du folklore slave qui a le plus survécu aux différentes ruptures qui ont fait l’histoire russe. À l’origine, Maslenitsa est une fête du soleil, où l’on célèbre la fin proche de l’hiver (pensez au Sacre du printemps, de Stravinsky !) Comme beaucoup d’autres célébrations saisonnières, Maslenitsa a été assimilée par le rite chrétien orthodoxe. Dorénavant célébrée précisément la semaine qui précède le carême, elle est l’équivalent orthodoxe du carnaval et de Mardi gras. Le nom de Maslenitsa vient de maslo, qui signifie le beurre ou l’huile. En effet, Maslenitsa, qui se déroule traditionnellement sur une semaine durant laquelle la consommation de viande est déjà proscrite, est la dernière chance qu’ont les pratiquants de manger des matières grasses et d’origine animale avant le début du carême, où l’on doit respecter un strict régime frugal et végétalien. Si Maslenitsa a été proscrite du temps de l’Union soviétique, elle est aujourd’hui largement célébrée dans toute la Russie, avec plus ou moins d’intensité et des usages différents selon que l’on y voit une fête religieuse, une manifestation culturelle ou un événement commercial. Comme pour la Chandeleur en France, Maslenitsa est passée à la postérité dans la culture populaire comme « fête des crêpes », ou en Russie, des blinis. Ces petites galettes rondes, épaisses et jaunes symbolisent le disque solaire, et c’est aussi l’occasion de consommer du lait, du beurre et des œufs pour la dernière fois. Enfin, Maslenitsa sert aussi à valoriser l’esthétique du folklore russe : pendant toute la semaine, l’espace public se couvre d’un manteau blanc brodé de rouge qui reprend les motifs textiles traditionnels. La publicité et le commerce se mettent à l’heure slave : dans les lieux touristiques, les restaurants et durant les rassemblements, on porte le costume traditionnel. Pour les hommes c’est la kosovorodka, cette tunique de toile unie au plastron richement brodé. Pour les femmes, c’est le sarafan, une longue robe brodée sous laquelle on porte une chemise. Mais l’élément le plus reconnaissable que vous verrez partout dans la rue durant Maslenitsa, c’est le kokochnik, la petite coiffe traditionnelle aux détails délicats et riches, dont les formes changent selon la région.

L’héritage des jours fériés soviétiques

Fêtes professionnelles. Le système soviétique avait placé le travail comme valeur centrale autour de laquelle s’organisaient la société et la vie sociale. Ainsi la figure du travailleur qui participe sans relâche à l’édification du pays était-elle particulièrement révérée dans le discours politique interne. Le 1er mai, Journée internationale des Travailleurs (et non du travail), était probablement le jour férié le plus important et symbolique en Union soviétique. Il reste largement célébré en grande pompe dans la Russie d’aujourd’hui, mais est loin d’être la manifestation la plus curieuse de cette volonté soviétique d’honorer sa classe ouvrière. Car en plus de la Journée des Travailleurs, l’URSS avait pour coutume d’honorer chaque profession individuellement : il y a le Jour des Géologues (3 avril), le Jour des Cosmonautes (12 avril), la Journée des Pionniers (19 mai), et bien d’autres. Cette pratique n’a absolument pas disparu, bien au contraire, et chaque corps de métier célèbre dûment sa fête professionnelle dans la Russie d’aujourd’hui.

Le Jour des Femmes et le Jour des Hommes. Ce qui surprend le plus les étrangers dans le calendrier social russe reste sûrement l’existence d’une « fête des hommes ». Célébrée le 23 février, elle correspond à ce qui était initialement le « Jour des Défenseurs de la Patrie ». Par une analogie que certains qualifieraient certainement de douteuse, la célébration s’est peu à peu étendue à tous les hommes. Dans une société russe qui reste relativement sexiste, c’est l’occasion de féliciter les hommes de son entourage pour leurs qualités « viriles ». Les femmes ne sont pour autant pas en reste. Le 8 mars, initialement lancé comme « Journée de la Femme ouvrière » par les communistes allemandes du début du XXe siècle, est devenu « Journée internationale des Droits des femmes », mais est célébré en Russie comme « Journée de la Femme », et est férié. Loin d’être symbolique des luttes féministes, on a plutôt tendance à y honorer une féminité très traditionnelle : la douceur, la maternité, l’abnégation. Mais la chose est prise très au sérieux par les Russes, ne soyez donc pas étonnée si des inconnus vous offrent des fleurs dans la rue ce jour-là, c’est tout à fait normal.

Un business florissant. Au-delà des considérations politiques et sociales, le 23 février et le 8 mars sont surtout pour les Russes l’occasion de s’adonner à une de leurs activités favorites : s’offrir des fleurs ! Les fleuristes sont en Russie les petites mains qui permettent aux relations familiales, amicales et amoureuses de s’épanouir pleinement : toutes les occasions sont bonnes pour offrir un joli bouquet à un être cher. Ainsi, on trouve des petites boutiques vendant des fleurs à tous les coins de rue et, fait surprenant, même dans les plus petites villes du pays, il y a toujours un magasin de fleurs ouvert 24h/24. Dans une Russie où les rôles genrés sont donc encore bien ancrés dans les esprits, il n’est pas rare de croiser tard le soir un homme revenant d’une soirée alcoolisé qui se précipite chez le fleuriste pour ne pas rentrer les mains vides auprès de sa compagne.

Le Jour de la Victoire. En Russie, à cause du décalage horaire, on ne célèbre pas la victoire des Alliés le 8, mais le 9 mai. D’ailleurs, il n’y a pas de « Seconde Guerre mondiale » en Russie, mais la « Grande Guerre patriotique », et Dien Pobiedy (« le Jour de la Victoire ») est sans conteste la célébration la plus importante de l’année politique. Faisant table rase des premières années du conflit et du pacte Molotov-Ribbentrop, les autorités soviétiques puis russes n’ont eu de cesse, à des fins de nation-building, d’exalter la victoire de l’Armée rouge et le dévouement de ses soldats. C’est en effet l’URSS qui, de loin, a fait le plus grand sacrifice civil et militaire durant le conflit, même si à leur retour une grande partie des soldats survivants fut déportée en Sibérie par Staline. Que ce soit au front, durant le siège de Leningrad ou encore parmi les partisans, le comportement héroïque des Soviétiques pendant la guerre fait naturellement la fierté des Russes d’aujourd’hui, leurs descendants. Il est aussi largement instrumentalisé par le pouvoir en place qui s’est amplement servi du souvenir de la Grande Guerre patriotique pour galvaniser le patriotisme de la société russe à tous les niveaux. Aujourd’hui, le moment le plus marquant des célébrations du 9 mai n’est plus l’énorme défilé militaire, mais le Régiment immortel. À la base, il y a une initiative civile : brandir lors des défilés le portrait de ses ancêtres qui ont vaillamment combattu au front. Puis, l’État s’en est saisi et depuis 2015, le Régiment immortel est un cortège encadré et sponsorisé par le Kremlin, qui en a fait une manifestation patriotique et politique de grande ampleur. En 2019, plusieurs centaines de milliers de personnes, dont le président Poutine, ont défilé dans les rues de Moscou, portant à bout de bras les photos de leurs aïeuls, un ruban de saint-Georges épinglé à la poitrine. Naturellement, la pratique s’exporte et aujourd’hui on retrouve des Régiments immortels dans toutes les villes, y compris européennes et américaines où sont établis ces « compatriotes de l’étranger » formant la diaspora russe.

Cérémonies de la vie quotidienne

Pendant longtemps, la vie des Soviétiques a été rythmée par l’effort et le rationnement : le faste n’était pas permis, tant pour les occasions spéciales que bien sûr, au quotidien. Ainsi, beaucoup d’us et coutumes proprement soviétiques se sont développés, basés sur le partage et le sens de la communauté. Se retrouver autour d’un samovar de thé, ou à l’occasion d’un petit verre de vodka (voir notre dossier spécial) ou mieux, de sovietskoye champanskoye (le nom est transparent) sont parmi les rendez-vous codifiés les plus symboliques hérités de la frugalité soviétique. Mais il est une pratique qui, en raison des contraintes géographiques du pays, a véritablement été élevée au rang d’art de vivre par les Soviétiques, c’est celle de prendre le train.

Le train à la russe. Il y a certes le Transsibérien, qui fascine les Occidentaux depuis sa création, mais le train en Russie recouvre une réalité bien plus vaste. Qu’on le prenne pour aller rendre visite à sa famille, à la recherche d’un emploi saisonnier ou pour partir en vacances sur les rives de la mer Noire l’été, il est rare de faire des trajets qui durent moins d’une journée. Pourtant, le train reste bien plus populaire que l’avion en Russie. C’est bien sûr une question de prix et de sécurité, mais pas que. Prendre le train est une expérience sociale à ne pas manquer en Russie, en particulier si vous choisissez de voyager en 3e classe, la fameuse platzkart. Les wagons de platzkart ne sont pas compartimentés : d’un côté les box ouverts proposent deux couchages en bas et deux en hauteur, autour d’une table. De l’autre côté du couloir, en face du box, on trouve deux lits superposés disposés le long des fenêtres, et celui du bas se transforme en petite table assortie de deux sièges. Tout est fait pour que l’on y rencontre ses voisins : la journée, tout le monde s’installe côte à côte sur les couchettes basses pour casser la croûte, boire du thé et faire connaissance. Il y a tout un cérémonial à respecter : le provodnik ou la provodnitsa (responsable de wagon) passe régulièrement dans les rangs pour vérifier que tout se passe bien et prêter au voyageur des tasses qu’ils iront remplir d’eau chaude au samovar commun pour se faire un thé. On ramène généralement du poulet froid, des œufs durs, des cornichons et tomates marinés, des biscuits et pourquoi pas une petite bouteille de vodka (à cacher sous l’oreiller) qu’il faudra obligatoirement partager avec ses compagnons de bord. Si le wagon-bar est le repaire des plus aisés qui voyagent en 2e ou 1re classe, la platzkart est l’endroit où, au rythme des siestes, des tasses de thé et du paysage qui défile, les relations se nouent.

À l’heure du numérique

Comme partout ailleurs dans le monde, les réseaux sociaux sont rapidement devenus en Russie ce terrain stratégique où jeunes et moins jeunes mettent en scène leur vie sociale. Exit le Komsomol et les Pionniers, bonjour Vkontakte, Odnoklassniki et Telegram. Car à quelques exceptions près, les réseaux sociaux que l’on utilise le plus en Russie ne sont pas les mêmes qu’en Occident : comme en Chine, il y a une volonté russe de mettre en place des outils qui permettent de résister au néo-impérialisme des GAFA américains. Mais au-delà de ça, les pratiques ne sont pas forcément les mêmes : sur Vkontakte (l’équivalent russe de Facebook) par exemple, on peut écouter et télécharger de la musique et des films, car la loi russe sur la propriété intellectuelle est beaucoup plus libérale qu’ailleurs. C’est le fondateur du site, Pavel Dourov, qui a aussi développé la messagerie cryptée Telegram, maintenant largement populaire à travers le monde. Au début juste une application de messagerie, Telegram est rapidement devenue une source alternative d’information par le biais de canaux alimentés par des journalistes, blogueurs, activistes auxquels les utilisateurs peuvent s’abonner. Aujourd’hui, Pavel Dourov a quitté la Russie et Telegram est devenu une plateforme éminemment politique. En 2019, le blogueur anonyme extrêmement populaire au pseudonyme univoque Stalingulag a été forcé de révéler son identité après que ses parents ont été menacés par les autorités. Pour certains chercheurs, Telegram serait devenu l’équivalent moderne du samizdat, ce système soviétique de circulation clandestine des manuscrits dissidents.

La passion Instagram. Mais l’on ne peut rester éternellement imperméable à la mondialisation : aujourd’hui le réseau social le plus populaire en Russie, c’est l’américain Instagram. Loin de sa fonction initiale de partage de photos retouchées, Instagram est en Russie un instrument de communication complet, surtout utilisé à des fins commerciales et publicitaires. Outre les jeunes Russes, toutes les personnalités politiques, les organes de presses, les boutiques jusqu’à la plus petite y ont un compte. C’est sur Instagram que l’on monte un business en ligne, que l’on fait sa publicité, que l’on annonce des soldes, que l’on affiche ses horaires, etc. Bref, pour beaucoup d’entreprises, Instagram a remplacé le site Internet, et il vous faudra donc forcément y passer pour naviguer en toute sérénité dans le fourmillement commercial des villes russes.