Vie politique

Le système fédéral russe fonctionne habituellement de manière très centralisée et verticale, ne laissant donc que peu d’autonomie décisionnelle réelle aux villes et aux régions. Pourtant, c’est ce niveau local qui, durant l’été 2019, est devenu la nouvelle échelle de référence de l’activisme politique et de l’implication citoyenne en vue de la tenue au mois de septembre d’élections régionales (choix des gouverneurs et des assemblées législatives dans certains sujets de la Fédération). Dans les villes principales du pays, et surtout à Moscou, l’été a été rythmé par des manifestations ayant lieu tous les week-ends. Ce que les participants contestent, c’est le refus par la Commission électorale de valider les candidatures à ces mêmes élections des membres de l’opposition libérale dite « hors système », dont le leader le plus illustre est l’avocat et blogueur Alexeï Navalny. C’est Moscou, ville jeune, dynamique et politisée, qui devient le centre névralgique de la contestation : on compte certains week-ends jusqu’à 60 000 manifestants, un nombre particulièrement élevé, qui s’inscrit dans la lignée des grosses vagues de protestation de 2011 (pour l’annulation d’élections législatives jugées irrégulières et le retrait de la candidature de Vladimir Poutine aux présidentielles) et de 2018 (contre la réforme des retraites annoncée par l’exécutif). C’est d’ailleurs à cause de cette réforme, qui a rendu le parti du pouvoir (Russie unie) inhabituellement impopulaire, que ce dernier n’a officiellement présenté aucun candidat aux élections locales de 2019 à Moscou. La stratégie adoptée est similaire à celle utilisée par Vladimir Poutine lors de sa réélection aux présidentielles de 2018. Les candidats affiliés à Russie unie se sont en fait présentés en tant qu’« indépendants », pour ne pas être désavantagés par la popularité déclinante du parti, quand bien même ils bénéficient de ses réseaux et de son soutien financier. Les manifestations, pourtant particulièrement calmes, de l’été 2019, ont fait l’objet de répressions violentes de la part des forces de l’ordre. Plusieurs figures-clefs du mouvement ainsi que des personnalités issues du monde de la culture ont été arrêtées sur des bases fabriquées, ce qui a déclenché des vagues de soutien tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

Côté politique, ses candidats étant empêchés de se présenter, l’opposition « hors système » plus ou moins rangée derrière Navalny a mis en place une stratégie alternative : le « vote intelligent ». Par cette manœuvre, elle appelait les électeurs à voter pour le candidat de l’opposition dite « systémique » (en général du Parti communiste ou nationaliste) le mieux placé pour battre le candidat du pouvoir (de Russie unie ou « indépendant »). Outre un très faible taux de participation, la stratégie du « vote intelligent » s’est révélée un véritable succès à Moscou (où Russie unie a perdu un tiers des sièges qu’elle tenait à l’assemblée de la ville), mais moins dans les régions, qui sont moins exposées à la communication de l’opposition. Ainsi, les résultats des élections ne font-ils que confirmer le déséquilibre majeur entre les grandes villes et la province russe. Mais ils montrent également, notamment via l’exemple moscovite, que certaines thématiques (retraites, violences policières, engagement local) ont le pouvoir de cristalliser autour d’elles une opposition qui transcende les clivages politiques et générationnels habituels et se révèle un adversaire considérable pour le pouvoir en place.

Évolutions sociales

Malgré sa réputation (méritée) de ville européenne et de pont russe vers et depuis l’extérieur, Saint-Pétersbourg, l’ancien fief de Vladimir Poutine, reste plus immobiliste que Moscou. Le gouverneur sortant Russie unie y a été réélu sur fond d’accusations massives de fraude, et la contestation n’y a certainement pas atteint le niveau de Moscou. Le pays « aux deux capitales » abandonne ainsi peu à peu de sa bicéphalie traditionnelle, alors que Moscou « bouge » et centralise à la fois l’activité et l’activisme politiques, les pôles universitaires et d’innovation et surtout, la croissance économique. Car l’exode rural est un phénomène aux proportions dramatiques qui gangrène les provinces russes et au-delà : de toute l’ex-URSS on accourt à Moscou pour y travailler. Et les Pétersbourgeois eux-mêmes avouent que leur ville a perdu en attractivité économique par rapport à Moscou, où il est encore possible de trouver un emploi qualifié, alors que l’ancienne capitale impériale n’a que peu d’opportunités à offrir aux jeunes diplômés. La Russie se transforme donc progressivement en un pays macrocéphale, complètement polarisé autour de sa capitale qui n’en finit plus de s’agrandir pour accueillir de nouveaux arrivants. Mais de l’avis général, la croissance effrénée de la ville la rend invivable : Moscou est devenue pour ses habitants impersonnelle et oppressante, une course à la réussite permanente. Il se dit par exemple en Russie que l’on va « à Saint-Pétersbourg pour l’amour, la joie et la vie, et à Moscou pour l’argent ». Ce mode de vie extrême est usant et ainsi, même si le phénomène reste encore statistiquement imperceptible, un mouvement inverse s’amorce doucement : de plus en plus de jeunes urbains russes font le choix d’un « retour à la terre ». Parfois un peu mystiques, à la recherche de nouvelles opportunités professionnelles, par engagement écologique ou tout simplement à cause de la fatigue, ils partent s’installer en province pour faire revivre des communautés agricoles et profiter du calme et de l’immensité des paysages champêtres russes.

Ainsi, que ce soit en termes de choix politiques ou « lifestyle », la Russie d’aujourd’hui est en plein milieu d’un bouleversement générationnel qui se caractérise par une visibilité et un poids grandissant des « classes créatives ». L’expression désigne une population jeune, cultivée et connectée qui, issue d’une génération qui n’a que pas ou peu connu l’URSS, a vécu plus de la moitié de sa vie sous un mandat de Vladimir Poutine et pâtit directement des orientations politiques du pays. C’est elle qui mobilise la rue moscovite et refuse de se laisser engloutir dans la course à la compétitivité du pays : lentement mais sûrement, la gentrification arrive à l’Est.

Production culturelle

Dans le domaine artistique, on a vu émerger depuis quelques années une forme d’Ostalgie à la russe. L’esthétique soviétique et des années 1990, malgré les souvenirs dramatiques auxquelles elle est parfois associée, est devenue un élément recherché d’une mode alternative qui a su séduire et s’imposer tel un canon, à l’Est comme à l’Ouest. Cette réinvention culturelle est aussi le produit de cette jeune génération et de sa quête d’identité exigeante, entre culture de masse, références européennes et valorisation d’un particularisme russe. Aujourd’hui, les t-shirts floqués faucille et marteau du designer star Gosha Rubschinsky, la cold-wave du groupe Motorama ou encore la comédie musicale punk Leto du dramaturge assigné à résidence Kirill Serebrennikov ont fait le tour du monde. Cette exaltation artistique participe d’un renouveau stylistique russe majeur, qui s’il est largement approprié par les adolescents et jeunes gens du pays, reste majoritairement en Occident encore une affaire de connaisseurs, de jeunes branchés. De la même manière, les productions du XIXe siècle russe ou de l’âge d’argent furent longtemps des références chics et élitistes.

Mais le pays a aussi à cœur de se rendre accessible à un plus grand public, et cette fois l’impulsion vient de l’État. Les Universiades de Kazan en 2013, les Jeux olympiques de Sotchi en 2014 et, point culminant, la Coupe du Monde de football de 2018 ont mis en évidence la place cruciale du sport dans la stratégie de marque de la Russie : il est à la fois levier diplomatique et instrument de marketing à visée touristique. On cherche ainsi à prouver que la Russie est un pays à même de surprendre et séduire les étrangers. Alors que l’on s’attendait à un désastre en raison des nombreux scandales (tant de corruption que de retard de construction des stades) qui en ont émaillé la préparation, l’organisation de la Coupe du Monde fut globalement une réussite et permit de démystifier la Russie dans l’esprit de beaucoup de supporters.

De manière générale, même si l’on trouve des chaînes de fast-food et fast-fashion américaines dans toutes les grandes villes, la Russie a donc su négocier son passage à la modernité selon ses propres termes. Au-delà de son effervescence artistique qui réinvente les codes culturels nationaux, le pays a aussi su organiser une réponse russe à la mondialisation des services et des techniques. C’est par exemple le RuNet, ce segment russe de l’Internet qui challenge directement l’hégémonie des GAFA en proposant des alternatives adaptées aux pratiques du public russe, et aux particularités de la langue. Le moteur de recherche Yandex ou le réseau social Vkontakte sont bien plus populaires dans le pays que leurs équivalents Google et Facebook. Globalement, c’est donc cette recherche de souveraineté et d’individualité qui, pour le meilleur et pour le pire, conditionne à la fois l’attitude de la Russie sur la scène internationale et les évolutions internes du pays.