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L’héritage de Nicolas II aujourd’hui

À l’origine de la polémique, on trouve la jeune députée Russie unie Natalia Poklonskaya, connue pour sa foi orthodoxe très pieuse et pour avoir été nommée Procureure générale de Crimée après l’annexion de la péninsule. Poklonskaya, dont on dit qu’elle ressent une étrange passion dévorante à l’égard de Nicolas II, a essayé par tous les moyens d’empêcher la sortie du film, arguant auprès du Procureur général de Russie qu’il contenait des éléments anti-russes et anti-religieux. Ses initiatives restant lettre morte, la députée organisa à l’échelle du pays une campagne visant à interdire toute projection de ce film, que personne – pas même les autorités – n’avait encore vu. C’est donc toute une communauté de membres du clergé, de monarchistes et de fidèles orthodoxes ultra-conservateurs qui se rallièrent à sa cause. Durant l’été, leurs actions atteignent des niveaux de violence rarement vus : les cinémas organisant une projection sont menacés d’incendie, le studio d’Uchitel est visé par des jets de cocktails Molotov et deux voitures sont brûlées devant les bureaux de ses avocats. Mais les activistes ultra-orthodoxes n’obtinrent rien de la part des autorités : divers membres de la Douma et du gouvernement prennent position en faveur du film et certains des leaders les plus extrêmes des contestataires sont arrêtés et emprisonnés. Car Nicolas II, par ailleurs canonisé en 2000 par l’Église orthodoxe russe, reste toutefois un personnage à l’héritage contesté. Alors que d’autres figures historiques sont régulièrement réinventées par le Kremlin comme leviers de cohésion sociale autour desquelles fédérer un récit national patriotique, ce n’est pas vraiment le cas du dernier tsar. Nicolas II fut, de l’avis général des historiens, un souverain faible et malhabile dont les actions (ou plutôt, l’inaction) précipitèrent la fin de l’Empire.

Jeunes années

Le jeune Nikolaï Alexandrovitch naît en 1868, alors que son grand-père le tsar Alexandre II vient de lancer une série de « grandes réformes » d’inspiration libérale visant à moderniser la Russie. La plus emblématique reste sans doute l’abolition du servage, prononcée en 1861. Lorsque le tsar est assassiné par un groupe terroriste en 1881, Alexandre III monte sur le trône, mais Nikolaï, qui devient tsarévitch, ne montre que peu d’engouement et de prédispositions à l’idée de gouverner un jour. La politique d’Alexandre III prend le contrepied de celle de son père et annonce une période particulièrement conservatrice et réactionnaire de l’histoire de la Russie, qui durera jusqu’à la révolution de 1905. Pendant ce temps-là, le futur Nicolas II reste éloigné des affaires de la Cour et n’accorde pas grand intérêt à sa formation politique. Son précepteur est d’abord Constantin Pobiédonostsev, juriste conservateur extrêmement influent, avant que le jeune homme n’intègre l’université puis l’armée. De la fonction militaire, il retiendra surtout la riche vie sociale, ne montrant que peu d’appétence pour les affaires stratégiques. C’est que le tsarévitch est initialement censé jouer un rôle de représentant de l’Empire auprès des cours européennes, une fonction qui sied parfaitement à la personnalité de l’héritier : Nikolaï s’intéresse aux arts et à la culture, il est bel homme, affable, et ne questionne pas les ordres. C’est même son père qui ira jusqu’à encourager sa liaison avec la fameuse Kschessinska, voyant en son fils un jeune officier pétersbourgeois plutôt qu’un futur empereur.

Un couronnement prématuré

Mais la maladie emportera Alexandre III prématurément, et Nicolas II est intronisé en 1894. Malgré les réticences de sa famille qui ne voyait pas d’un bon œil une union avec une maison germanique, il se marie peu de temps après avec sa cousine, la princesse allemande Alix de Hesse-Darmstadt, qu’il aime depuis son adolescence. Devenu tsar, Nicolas II perpétue en tous points la politique conservatrice et les « contre-réformes » de son père, à ceci près qu’il n’a ni la capacité d’initiative ni la force de caractère d’Alexandre III. Le jeune tsar est inexpérimenté et désintéressé, il s’appuie sur ses ministres pour gouverner et ne comprend pas les mutations en œuvre dans le pays, ni n’entend la colère qui gronde. Car malgré l’abolition récente du servage, la condition paysanne se détériore : on cherche à tout prix à protéger les biens fonciers de la noblesse et il n’y a ainsi pas assez de terres pour permettre la subsistance de tous les nouveaux petits paysans, qui subissent par ailleurs une pression fiscale inédite. En parallèle du développement remarquable de l’industrie opéré par le ministre des Finances Serge Witte, une classe d’ouvriers, eux aussi défavorisés, apparaît dans les grandes villes et centres industriels du pays. Le gouvernement restreint aussi la liberté religieuse et les non-orthodoxes sont persécutés, en particulier les Juifs : les premiers pogroms ont lieu dans la « Zone de résidence », à l’ouest de l’Empire. L’accès à l’éducation est également volontairement restreint, le but étant de ne pas fournir aux classes opprimées les moyens de leur émancipation. Mais, les « grandes réformes » d’Alexandre II ont quand même permis l’émergence d’une classe moyenne, un début de bourgeoisie constituée principalement de professionnels du secteur tertiaire. Ironiquement, ce sont eux qui vont peu à peu poser les jalons de la révolution.

La révolution de 1905

Dès 1898, le Parti social-démocrate (marxiste) et le Parti social-révolutionnaire (d’inspiration populiste) structurent autour d’eux une grande partie de l’opposition. Le début du siècle voit se multiplier les révoltes paysannes, ouvrières et estudiantines. En 1904, alors que l’agitation sociale secoue le pays de plus en plus violemment, Nicolas II se laisse convaincre par un groupe d’aventuriers-courtisans qui souhaitent, pour faire avancer leurs intérêts économiques, que la Russie envahisse la Corée, alors sous le coup d’une alliance militaire avec le Japon. Contre l’avis de ses conseillers, le tsar se lance dans ce qui deviendra la guerre russo-japonaise. La Russie perd lamentablement en 1905, ne parvenant pas à acheminer assez de matériel militaire sur son flanc Est et étant de manière générale mal préparée à affronter la supériorité japonaise. La guerre et le gouvernement ne bénéficient d’aucun soutien parmi la société russe. Le 22 janvier 1905, les forces de l’ordre répriment dans le sang une manifestation majoritairement ouvrière venue apporter au tsar les doléances du peuple dans son palais de Saint-Pétersbourg : c’est le « Dimanche rouge » et le début de la révolution de 1905. Entre révoltes paysannes, grèves ouvrières et revendications politiques des classes libérales, la révolution s’achève avec la promulgation à l’initiative de Witte du « Manifeste d’octobre », qui transforme l’autocratie en monarchie constitutionnelle. Dans les textes, la seconde partie du règne de Nicolas II rompt donc radicalement avec la période réactionnaire qui a précédé. En réalité, l’instauration d’un nouveau pouvoir législatif (la Douma) va être instrumentalisée par le tsar et le Parti conservateur qui en éliminent rapidement la majorité révolutionnaire pour en faire un organe de droite qui bloquera toute tentative de progrès social.

Un renouveau culturel : l’âge d’argent

En parallèle, les premières décennies du siècle et le climat plus libéral qui s’installe malgré tout après 1905 vont favoriser en Russie un renouveau culturel de premier plan, c’est l’«âge d’argent». Sorte de « réaction » libérale à l’exigence de civisme et d’utilitarisme qui imprégnait la production artistique réaliste de la fin du XIXe, l’âge d’argent fut d’abord celui de la poésie, mais aussi d’un retour du romantisme et des thématiques religieuses. Ses représentants les plus célèbres en sont la poétesse Anna Akhmatova, le compositeur Igor Stravinsky ou encore le metteur en scène Constantin Stanislavski, car la période vit aussi l’apogée du théâtre et du ballet russes. Mais, malgré sa richesse artistique, l’âge d’argent est révélateur des paradoxes de son époque : il est un courant « de classe » et n’appartient qu’à une élite éduquée. Mais cette nouvelle élite moderne n’est pas pour autant une force politique qui appuie le pouvoir tsariste, au contraire : ce sont ses revendications politiques et constitutionnelles combinées aux revendications sociales des ouvriers et paysans qui ont rendu le moment révolutionnaire possible.

Conservatisme et mysticisme : l’influence de Raspoutine

Outre ses échecs militaires à l’Est, c’est donc surtout son conservatisme borné qui rendra Nicolas II particulièrement impopulaire sur la scène interne. Immobiliste et docile, le tsar est fortement influencé par sa femme, l’impératrice Alexandra, qui prendra peu à peu la main sur la conduite des affaires du pays. Réactionnaire, très pieuse et austère, l’ancienne princesse allemande est particulièrement détestée du peuple russe. C’est par son entremise que le prêtre mystique Raspoutine pénétrera dans l’intimité de la famille impériale dès 1907, parvenant (en apparence du moins) à guérir l’hémophilie du jeune tsarévitch Alexis. Le mystique errant va devenir particulièrement populaire auprès des femmes de la cour, alors qu’on lui prête en plus de ses dons de guérisseur, une vie débauchée et un appétit sexuel insatiable. Lorsque la Russie, en soutien à la Serbie, entre en guerre en 1914, l’influence de Raspoutine devient critique. Nicolas II prend la décision de remplacer son oncle le grand-duc Nicolas au commandement suprême des forces armées, contre l’avis de son gouvernement qui le sait stratège exécrable. Mais le tsar s’éloigne donc de la cour et laisse comme dirigeants de facto du pays l’impératrice et son fidèle conseiller Raspoutine. On les soupçonne alors d’être des espions au service des Allemands, et les élites dirigeantes russes plongent dans un chaos sans nom. Le prêtre paysan et la tsarine mystique opèrent remaniement sur remaniement en cherchant à former un gouvernement réactionnaire qui leur soit totalement inféodé. Raspoutine sera finalement assassiné en 1916 à la suite d’un complot fomenté par des conservateurs pensant ainsi éviter la chute de la dynastie des Romanov et donc de l’Empire. Mais il est déjà trop tard pour cela : la déconnexion complète de la réalité du couple impérial combinée à la pression terrible que l’effort de guerre fait peser sur la population (famines, inflation, victimes civiles) précipite la fin de l’Empire.

Une dynastie s’éteint

Deux semaines d’émeutes populaires à Saint-Pétersbourg début 1917 mèneront à la révolution de Février : Nicolas II abdique en faveur d’un gouvernement provisoire. Le destin de celui qui n’avait jamais voulu gouverner se met alors à ressembler furieusement à celui de Louis XVI. Il est d’abord enfermé dans son palais de Tsarskoïe Selo avec sa femme « l’Allemande » et leurs enfants, puis la famille est transférée à Tobolsk en Sibérie. Vient la Révolution d’Octobre : le putsch des bolcheviks du Soviet de Petrograd anéantit définitivement le gouvernement provisoire et les mencheviks et socialistes. La famille impériale est alors déplacée à Ekaterinbourg au printemps 1918, et peu de temps après, la guerre civile éclate : elle oppose les « Blancs » contre-révolutionnaires aux bolchéviques. Au mois de juillet, alors que l’Armée blanche se rapproche de la ville, les Romanov sont fusillés par leurs gardes, membres du Comité exécutif de l’Oural. Nicolas II, « tyran sanguinaire » contre qui le ressentiment des soldats bolchéviques est sans limites, est visé par tous les tirs et tombe le premier. C’est ainsi que le tsar assassiné devint un martyr, symbole éternel d’une Russie pieuse et impériale à jamais perdue. Mais aussi celui qui, de par son incompétence, est directement responsable de la fin de l’Empire russe et de l’avènement de l’État soviétique.