Nadine Gordimer © spatuletail - Shutterstock.com.jpg

Une histoire complexe

La littérature sud-africaine ne commence vraiment à s’écrire qu’à partir du début du XXe siècle, mais l’histoire du pays est alors déjà marquée par deux vagues de colonisation. Les Néerlandais s’implantent dès 1652 à la faveur de la création d’un comptoir de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Les Anglais, quant à eux, débarquent à la toute fin du XVIIIe siècle. Les rivalités qui les opposent et celles qu’ils cultivent avec les peuples autochtones, tout autant que la découverte de richesses minières qui attisent les convoitises, engendreront maints conflits qui trouveront leur apogée durant la seconde guerre des Boers (1899-1902) et les camps de concentration où sont parqués les descendants des Néerlandais que l’on appelle désormais les Afrikaners. Bien que la mésentente soit profonde, une indépendance relative vis-à-vis de la Couronne britannique sera obtenue lors de la signature du South Africa Act en 1910. Toutefois, si les Blancs s’accordent, la voix des Noirs ne porte pas. En 1912, ils s’unissent dans un parti politique, l’ANC (Congrès national africain). L’année suivante, le Native Land Act leur concède à peine un quart du territoire, comme un présage des terribles inégalités entérinées par les lois de ségrégation qui ne cesseront de se durcir durant l’apartheid (« mise à part », en afrikaans) qui sera adopté en 1948. Pour l’heure, c’est donc à une période charnière de la vie de son pays à laquelle assiste Olive Schreiner à la fin de sa vie, elle qui était née en 1855 et qui décédera à 65 ans, elle surtout qui fut l’auteure d’un livre qui se découvre encore avec passion aux éditions Libretto, La Nuit africaine. Fille d’un âpre missionnaire allemand, c’est en Angleterre, où elle avait trouvé refuge, qu’elle réussira finalement à publier ce roman en 1883, quitte pour cela à accepter d’endosser un pseudonyme masculin, Ralph Iron. Le succès fut immédiat pour cette œuvre qui, déjà, évoquait la quasi-impossibilité de vivre ensemble et se mâtinait d’un fort matériau autobiographique. De retour au Cap en 1889, elle s’investira en politique, réclamant l’égalité des droits humains, quel que soit le sexe ou l’origine ethnique.

Tandis que les Afrikaners créent en 1907 une société littéraire, l’Afrikaanse Taalvereniging, les plumes se délient quant aux souffrances endurées durant la seconde guerre des Boers, Jan Celliers (1855-1940) les évoque dès 1908 dans un long poème, Die Vlakte en ander gedigte. Ses acolytes, Eugène Marais (1871-1936) et Louis Leipoldt (1880-1947), marcheront dans ses pas, contribuant à écrire la légende de l’esprit pionnier mais aussi l’attachement à la religion et à l’esprit paysan que l’on retrouvera comme ADN du mouvement dit du Plaas roman.

Leur contemporain, Solomon Plaatje, né en 1876 dans l’État libre d’Orange, a lui aussi vécu intimement cette guerre, il relatera d’ailleurs de l’intérieur le siège de Mafeking dans un journal resté célèbre. Le nouveau siècle le verra s’investir en politique, au sein du SANNC, précurseur de l’ANC, tout autant qu’en littérature. Tout d’abord collecteur de proverbes tswana, idiome qu’il essaye de préserver, c’est pourtant l’anglais qu’il choisira pour écrire son œuvre la plus célèbre, Mhudi, An Epic of South African Native Life a Hundred Years Ago, le premier roman écrit par un Noir en Afrique du Sud et désormais malheureusement épuisé en français chez Actes Sud malgré une brillante traduction de Jean Sévry. Ayant opté pour la langue du colon afin de faire parvenir son message au plus grand nombre, Plaatje veut remettre les peuples natifs au sein de l’histoire d’un pays qui a de plus en plus tendance à les laisser en marge ou à ne retenir que les grands épisodes ayant marqué le sort des Blancs. Pour cela, sa fiction se veut épopée non dénuée d’une certaine touche d’optimisme. Mhudi paraît en 1930 après avoir été longuement remanié. Quelques années plus tard, Benedict Wallet Vilakazi commence à publier en zoulou après avoir fait ses armes au sein du journal Ilanga lase natal cofondé en 1903 par John Langalibalele Dube. Mort précocement à 41 ans, les écrits de Vilakazi, sa poésie ainsi que ses romans, Nje nempela ou Noma nini, n’ont cessé d’influencer ses pairs. Un hommage posthume lui a été décerné en 2016 par l’ordre de l’Ikhamanga.

L’apartheid

En 1948, Alan Stewart Platon, descendant de colons anglais, publie Cry, The Beloved Country – en français, Pleure, ô pays bien-aimé – et se fait le chantre à travers les yeux de son héros, Stephen Koumalo, pasteur noir, de la ségrégation galopante qui s’est installée au cours des années précédentes, au rythme même où le nationalisme des Afrikaners se faisait de plus en plus prégnant, preuve étant, s’il en faut, le succès remporté par la reconstitution du Grand Trek (« grande migration ») organisée dix ans auparavant.

Cette funeste année 1948 officialise la division par toute une armada de lois qui se feront de plus en plus oppressantes et qui, très vite, dicteront les aspects essentiels de la vie quotidienne des Noirs (1948 : interdiction des mariages mixtes, 1952 : laissez-passer obligatoires, 1953 : interdiction du droit de grève, etc.). En réaction, les lettres deviennent outil de témoignage, comme c’est le cas dans le magazine Drum fondé en 1951 et très vigoureusement remanié par un ex-pilote de la Royal Air Force, Jim Bailey. Si l’aspect militant du périodique est peut-être amoindri par les intérêts personnels de son directeur, la revue a néanmoins l’idée ingénieuse d’ouvrir ses colonnes à des rédacteurs noirs qui vont explorer de l’intérieur la réalité par le biais de reportages ou de photographies. Certains d’entre eux – William « Bloke » Modisane, Daniel « Can » Themba, Nat Nakasa – utiliseront l’écriture journalistique comme tremplin pour des textes plus personnels, voire fictionnels.

D’aucuns finiront aussi par se plier au difficile choix de l’exil, à l’instar de Lewis Nkosi dont le troisième roman, écrit alors qu’il est de retour en Afrique du Sud qu’il a dû fuir durant quarante ans pour cause de censure, est disponible sous le titre Mandela et moi aux éditions Actes Sud. Mais les Noirs ne sont pas les seuls à être victimes de l’oppression gouvernementale. Ainsi, Nadine Gordimer voit son livre Un monde d’étrangers frappé d’interdiction lors de sa publication en 1958. Née dans un milieu bourgeois en 1923 à Springs, fille d’une Anglaise et d’un Lituanien, la jeune fille est dès son plus jeune âge sensible à la question de la discrimination, prélude de l’engagement qui sera ensuite le sien quand elle intègrera l’ANC auquel elle restera fidèle malgré l’arrestation de Nelson Mandela en 1962 et malgré les pressions dont elle sera l’objet. Dans une pure veine réaliste, l’auteure fait aussi preuve de loyauté envers son pays qu’elle décortique dans ses pires travers, tout en le décrivant avec amour. Son œuvre prolifique, qui se découvre par exemple par la lecture du Conservateur (éditions Grasset, Booker Prize 1974) ou de Fille de Burger (éditions Points), lui vaudra d’être honorée par le prix Nobel de littérature en 1991.

Du côté des Afrikaners, les années 1960 assistent également à un certain nombre de remises en question qui se traduisent dans les lettres par le courant porté par les Sestigers, des intellectuels qui ont eu l’occasion de voyager, et donc de comparer, et qui deviendront d’influents écrivains. Le premier d’entre eux est certainement André Brink (1935-2015), qui a étudié la littérature à la Sorbonne. De ses séjours parisiens, il rapporte une vision éclairée des liens possibles entre les peuples qu’il n’hésite pas à exprimer dans ses romans, comme en témoigne Une saison blanche et sèche qui raconte comment un Blanc va risquer de tout perdre pour élucider la mort d’un Noir dont il était proche. Ce livre reçut le prix Médicis en 1980, il fut par ailleurs le premier roman afrikaner à être interdit par le gouvernement… C’est à Paris également qu’est contraint de se réfugier Breyten Breytenbach qui convole avec une Française d’origine vietnamienne, ce qui enfreint la loi interdisant les mariages mixtes et lui défend tout retour dans son pays natal. Il contournera en clandestin cette prérogative et écopera d’une longue peine de prison. L’exil, il le mettra en poésie dans La Femme dans le soleil à se procurer aux précieuses éditions Bruno Doucey.

Dans leur sillage, d’autres auteurs sont associés aux Sestigers – Elsa Joubert, Anna Louw, Étienne Leroux, Reza de Wet, etc. A contrario, J. M. Coetzee, qui est né captonien en 1940 mais sollicitera par la suite la nationalité australienne, a toujours refusé que ses livres – dont l’ancrage historique et géographique est souvent laissé dans le flou – soient considérés comme seule dénonciation de l’apartheid. Non que la politique en soit absente, mais y est prisée l’universalité des combats humains, un goût du « travestissement » que soulignera le jury du prix Nobel en le récompensant en 2003. Son écriture si personnelle se découvre en traduction aux éditions Points avec des titres aussi incontournables que Michael K, sa vie, son temps et Disgrâce qui – fait notable – lui ont tous deux valu un prix Booker.

De nouvelles pages à écrire

Le terme kwaito désigne avant tout un courant musical qui est apparu à l’heure où sonnait la fin de l’apartheid, pourtant il s’est par ailleurs transposé en littérature sous la plume de Sello Duiker – né à Soweto en 1974, suicidé en 2005 – et sous celle de Phaswane Mpe – né en 1970, mort du sida en 2004. Tous deux avaient créé un cercle de poésie, Seeds, et avaient évoqué dans leur roman (respectivement Thirteen Cents et Welcome to our Hillbrow) la pauvreté, la prostitution et la xénophobie qui continuaient de ronger la vie des Sud-Africains durant la période de transition. Dire que la page est tournée et que les écrivains peuvent se consacrer à d’autres horizons, peut-être comme le souhaitait Njabulo Ndebele qui, dans les années 1970, se méfiait des limites de la littérature de reportage et qui, vingt ans plus tard, incitait à « redécouvrir l’ordinaire », semble présomptueux quand se constate qu’aujourd’hui encore les auteurs ayant acquis une certaine renommée à l’étranger, par exemple Marlene Van Niekerk (Agaat, éditions Gallimard) ou le très célèbre Deon Meyer, qui excelle dans la veine du roman policier, se frottent encore continuellement à l’histoire de leur pays. La liberté est-elle donnée d’aborder d’autres thèmes, il est difficile d’y croire quand le dramaturge Damon Galgut se voit reprocher de ne pas évoquer l’apartheid, mais il est toujours possible de se poser la question comme le fait le jeune Imraan Coovadia dans Flux et Reflux (éditions Zoé) lorsqu’il décrit la difficulté à tourner la page et – encore – la difficulté de communication que rencontrent les différentes communautés d’une nation qui s’est pourtant rêvée arc-en-ciel.