Portrait de Frida Kahlo © Arina Yastrebova - Shutterstock.Com.jpg
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Frida et Diego, l’art de la révolution

Frida Kahlo voit le jour le 6 juillet 1907 à Coyoacán, quartier dans le sud de Mexico. Elle est la fille de Matilde Calderón, une métisse avec des origines indigènes et espagnoles, et de Guillermo Kahlo, un photographe allemand ayant émigré vers le Mexique en 1891. Dix-neuf ans la séparent de Diego Rivera, jeune peintre fraîchement diplômé de l’École Nationale des Beaux-Arts de San Carlos, où il s’est initié auprès de maîtres reconnus. L’année où Frida naît, Diego obtient une bourse d’État et s’envole pour l’Europe, où il passera la majeure partie des quatorze années à venir. Après des études en Espagne, il s’installera à Paris où il fréquentera un groupe d’artistes établis à Montmartre, dont Modigliani et Picasso. Pendant que le jeune Diego se confronte aux œuvres de ceux qui marqueront les siennes, la révolution éclate au Mexique. En 1910, Francisco Madero lance un appel à l’insurrection générale, inaugurant la révolution. Frida et sa famille assistent au soulèvement populaire contre Porfirio Díaz, qui gouverne le pays en dictateur depuis 1876, puis à l’arrivée en 1914 à Mexico des révolutionnaires Pancho Villa et Emiliano Zapata. Frida n’est alors qu’une enfant et Diego est en Europe, mais les deux artistes seront profondément marqués par cet événement et resteront sensibles à l’idéal de justice sociale tout au long de leur vie. Lorsque Diego rentre au Mexique en 1921, la lutte est terminée mais la révolution continue à transformer le pays. Frida, qui rêve de devenir docteur, intègre en 1922 la prestigieuse Escuela Nacional Preparatoria, où elles ne sont que 35 femmes. C’est ici qu’elle rencontre pour la première fois Diego, chargé de réaliser une fresque murale, La Creación, sur l’un des murs de l’école, sise dans l'Antiguo Colegio de San Ildefonso. Diego fait partie d’un groupe d’artistes révolutionnaires appelé El Sindicato Revolucionario de Obreros Técnicos, Pintores y Escultores et est l’un des chef de file du muralisme, aux côtés d'Alfredo Siquieros ou Gabriel Orozco. Soutenu par l’État mexicain, notamment par le ministre de l’Éducation José Vasconcelos, ce courant artistique est l’un des continuateurs de la révolution. Diego est invité à peindre les murs de bâtiments publics à travers toute la ville, comme la Secretaría de Educación pública. Il délaisse ce qu’il a appris en Europe pour explorer des concepts et des thèmes typiquement mexicains, devenant l’un des fondateurs de l’école mexicaine. Les œuvres des muralistes racontent l'humanité en marche et retracent la riche histoire du Mexique (comme au Palacio de Cortés à Cuernavaca, ou au Palacio Nacional avec son chef d'oeuvre

Epopeya del pueblo mexicano, et bien plus tard son Sueño de una tarde dominical en la Alameda central, qui orne le

Museo Mural de Diego Rivera), des traditions indigènes jusqu'au soulèvement des classes ouvrières pendant la révolution, en mettant l'accent sur des populations et thèmes jusqu'ici délaissés par les artistes. Diego peint dans la capitale les fresques les plus emblématiques de son œuvre, bien qu’il se consacre aussi à développer une impressionnante collection d’œuvres de chevalet. Cette nouvelle voix authentiquement mexicaine qu'est le muralisme est favorable au socialisme. Diego rejoint d’ailleurs le parti communiste à son retour au Mexique.

La rencontre

En 1925, la vie de Frida bascule lorsqu’elle est victime d’un tragique accident de la route. Le bus qui la ramène chez elle après ses cours à la Escuela Nacional Preparatoria fait une embardée et percute un tramway. La collision fait plusieurs victimes et lui laisse des séquelles physiques irréversibles. Frida, qui souffre déjà d’un handicap à la jambe après avoir contracté la polio à 6 ans, échappe de peu à la mort. Sa colonne vertébrale, ses côtes et sa jambe sont brisées, sa cavité pelvienne est transpercée par une barre de métal. Elle apprend qu’elle ne pourra jamais avoir d’enfants à cause de son bassin, fracturé en trois endroits. Jusqu’à sa mort, la douleur fera partie de son quotidien et son état de santé n’ira qu’en se dégradant, malgré la trentaine d’opérations très lourdes qu’elle sera amenée à subir. Pendant les mois d’alitement qui suivent l’accident, Frida n’a pour objet de contemplation que son reflet, grâce au miroir que ses parents ont installé au-dessus de son lit, et le ciel dont elle aperçoit le bleu par la petite fenêtre de sa chambre. Elle commence à peindre des autoportraits, des portraits de ses proches et des natures mortes sur des toiles de petite taille, qui lui permettent de dessiner en position allongée. Après sa convalescence, lorsque sa santé lui permet à nouveau de sortir de la Casa Azul, la maison familiale de Coyoacán aujourd'hui transformée en musée, Frida constate que la renaissance artistique et culturelle enclenchée par la révolution de 1910 bat toujours son plein. Si le Mexique reste ancré dans la tradition, la capitale représente le progrès et la modernité. Mexico devient la Mecque des artistes et des réformateurs. À 21 ans, Frida s’entoure d’une communauté de marxistes, de communistes, d’anti-impérialistes, d’artistes, d’étudiants et d’exilés politiques. Elle rejoint la Ligue des jeunes communistes et découvre le plaisir du débat et des longues conversations sur l’art, la politique, la culture. C’est dans ce contexte qu’elle revoit Diego, devenu l’un des artistes les plus influents du Mexique. Frida lui montre ses peintures pour qu’il lui donne son avis, et Diego décèle immédiatement du talent chez cette jeune femme, dont les œuvres sont pourtant aux antipodes des siennes. Là où les fresques de Diego sont grandes, symboliques et portées par un souffle épique, les toiles de Frida sont intimes, personnelles et souvent très petites. La révision épique de l’histoire du Mexique n’intéresse pas Frida, dont les toiles représentent avant tout ses souvenirs d’enfance, ses proches, le folklore mexicain, et parfois des images catholiques. Très rapidement, le sentiment d’admiration mutuelle que se vouent le peintre accompli et l’artiste en herbe évolue en sentiment amoureux, et ils se marient en 1929. Leur alliance n’aura cependant rien de très traditionnel : outre leur différence d’âge, Diego collectionnera les liaisons dès la première année de mariage et Frida mènera elle aussi, un peu plus tard, une vie libertine. Malgré les infidélités et les difficultés du couple, qui se séparera à plusieurs reprises, Frida et Diego ne pourront vivre l’un sans l’autre et resteront liés jusqu’à la mort.

De Rockefeller à Trotski

Tout au long des années 1920, la renommée de Diego grandit à mesure que ses fresques, commandes publiques, retracent l’histoire du peuple mexicain. Ce géant fabulateur aux proportions épiques s’intéresse tout d’abord au développement physique et matériel de l’homme, et aux effets du progrès technologique sur celui-ci. L’histoire et le futur de l’humanité le passionnent : la révolution industrielle pose la question de la relation entre l’homme et la machine, et la lutte des travailleurs devient pour lui un thème privilégié alors que se consolide le capitalisme. À partir de 1930, les cendres de la révolution sont froides et des mesures réactionnaires sont mises en place au Mexique. Les communistes sont jetés en prison, les socialistes sont mal vus, les artistes fuient. C’est le moment que choisissent Frida et Diego pour quitter le pays. L’idée de créer de l’art révolutionnaire au sein du royaume du capitalisme plaît beaucoup à Diego : il s’envole avec Frida pour les États-Unis, à San Francisco tout d’abord puis à Détroit, à l’invitation d’Henry Ford, où il peint une série de fresques sur le thème de l’industrie moderne. Le muraliste reçoit également une commande de la famille Rockefeller, cette dernière collaboration ne voyant finalement jamais le jour en raison de divergences idéologiques profondes. El Hombre controlador del universo, que l'on peut admirer au Palacio de Bellas Artes, est une reprise de cette fresque non achevée et détruite car elle représentait Lénine guidant une foule d'ouvriers. En 1931, Diego est exposé au Musée d’Art Moderne de New York. Pendant ce temps-là, Frida, qui ne jouit d’aucune notoriété et ne se considère pas comme une artiste, subit l’une de ses nombreuses fausses couches. C’est ici, à Détroit, qu’elle découvre qu’elle peut utiliser la peinture comme un exutoire à sa douleur. Elle peint la toile Henry Ford Hospital, dans laquelle elle se représente sur un lit d’hôpital, se tenant le ventre et gisant dans des draps ensanglantés, son fœtus mort s’échappant d’elle par un fil rouge. Cette peinture est la première dans laquelle elle représente le sang, mais elle ne sera pas la dernière. Cet événement la traumatise et la transforme, d’un point de vue psychologique autant qu’artistique. Cette oeuvre fait partie de l'importante collection du Musée Dolores Olmedo Patiño consacrée à ces deux artistes.

Frida prend son envol

De retour à Mexico, Frida et Diego s’installent à San Angel, dans une maison conçue par l’architecte Juan O’Gorman. La demeure, aujourd'hui transformée en musée, est composée de deux édifices reliés par une passerelle, l’un abritant les quartiers et le studio de Frida, et l’autre ceux de Diego. L’ambiance au sein du couple n’est pas au beau fixe, d’autant que Frida vient de vivre une énième fausse couche. Elle considère désormais que la fidélité est une vertu bourgeoise et elle mène, à l’instar de Diego, une vie très libertine. Pourtant, lorsqu’elle découvre qu’il entretient une liaison avec la plus jeune de ses sœurs, Cristina, elle ne le supporte pas. Elle quitte la demeure de San Angel pour s’installer, seule, dans un appartement de la capitale. Elle coupe ses longs cheveux habituellement ornés de fleurs et délaisse les vêtements mexicains traditionnels que Diego affectionne tant. Malgré les difficultés rencontrées par le couple, la séparation ne sera que de courte durée. Fin 1935, Frida est de retour au domicile conjugal. Réconciliés, Frida et Diego décident néanmoins d’un commun accord que leur relation ne peut pas être soumise aux contraintes traditionnelles du mariage. Cette même année, avec l’élection à la présidence du général Lázaro Cárdenas, le Mexique tourne la page du régime de répression de son prédécesseur et redevient un refuge pour les socialistes. Beaucoup voient le communisme comme un moyen de redonner du souffle aux réformes de la révolution. La maison de Diego et Frida devient un lieu de réunion d’une intelligentsia internationale qui pense que le Mexique va suivre le chemin de la Russie. De nombreux artistes de Mexico soutiennent les bolchéviques et rêvent d’un soulèvement contre les classes aisées. Diego joue de son influence pour convaincre le président Cárdenas d’accueillir Léon Trotski, qui obtient l’asile politique en 1937. Le révolutionnaire russe que Staline cherche à faire assassiner s’installe dans la Casa Azul aux côtés de Guillermo Kahlo, le père de Frida. Il y passera deux ans, avant que Frida n’entame une relation avec lui. Il s'installera ensuite dans une maison un peu plus loin, où il sera assassiné en 1940. À partir de 1937, Frida, qui avait arrêté de peindre depuis sa séparation avec Diego, se remet à la peinture. Elle réalise une douzaine de toiles, dont elle doute qu’elles puissent intéresser quiconque car elles traitent de thèmes qui lui sont personnels. Pourtant, poussée par Diego, elle envoie à la Galería de Arte quatre de ses peintures, dont Mis abuelos, mis padres y yo, qui sont exposées dans le cadre d’une exposition consacrée à plusieurs artistes. Les retours sont positifs et les œuvres de Frida se font remarquer par Julien Levy, un marchand d’art américain. Enthousiasmé, Levy lui propose d’exposer certaines de ses œuvres dans sa galerie new-yorkaise, ce qu’elle accepte immédiatement.

Paris et les surréalistes

Le talent de Frida est ensuite remarqué par André Breton, le pape du surréalisme venu à Mexico avec sa femme pour rencontrer Trotski. Il qualifie ses œuvres de surréalistes, ce qu’elle réfutera toute sa vie. En réalité, le style de peinture de Frida Kahlo est assez difficile à définir. Elle mélange plusieurs styles pour peindre sa réalité et s’intéresse à des thèmes souvent délaissés par les artistes. Elle représente l’intime, la souffrance et peint parfois de manière très crue, très anatomique, avec néanmoins une dimension onirique. Sur les 143 tableaux qu’elle a réalisés, 55 la représentent. Peu à peu, celle qui a si longtemps vécu dans l’ombre du grand Diego Rivera s’émancipe et s’affirme dans ses peintures comme dans sa vie de femme. Frida retourne à New York, sans Diego cette fois, pour assister à l’exposition de ses œuvres dans la galerie de Julien Levy, puis est invitée à Paris par Breton. Elle est traitée comme une artiste à part entière et, bien qu’elle ne les supporte pas, elle fréquente les surréalistes qui, selon elle, passent des heures à refaire le monde dans des cafés. À Paris, partout où elle se rend, elle devient le centre de l’attention, avec ses robes traditionnelles de Tehuana et ses bijoux imposants. Dix-sept de ses œuvres sont exposées dans le cadre d’une exposition sur le Mexique, dans la galerie surréaliste Pierre Cole. Seule une de ses toiles trouve preneur : le Louvre lui achète El Marco, un autoportrait qui devient la première peinture mexicaine d’art contemporain du musée. Épuisée par son séjour en France et par ses nombreux voyages, qui nuisent à sa santé déjà fragile, Frida retourne au Mexique en 1939. Sa relation avec Diego se détériore, à tel point que celui-ci finit par demander le divorce. Frida en souffre et peint beaucoup, notamment son tableau Les deux Frida, visible au Museo de Arte Moderno. Mais les deux artistes ne resteront pas séparés très longtemps : l’année suivante, Diego accepte une nouvelle fois d’épouser Frida, à condition que les relations intimes soient exclues du mariage et que Frida paye la moitié des frais du couple. En 1941, après la mort de Guillermo Kahlo, Frida et Diego s’installent dans la Casa Azul. Bien loin de trouver l’apaisement, le couple traverse une nouvelle crise quelques années plus tard, lorsque Diego souhaite la quitter pour s’installer avec l’actrice Maria Felix, dont il se dit fou amoureux. En 1949, il la représente dans une peinture, La Doña Maria Felix, dans laquelle elle apparaît très peu vêtue. Hors d’elle, Frida prévient la presse, et le public mexicain, très à cheval sur les valeurs catholiques, se range immédiatement de son côté. Pour sauver sa carrière, Maria Felix met un terme à son histoire avec Diego, qui restera finalement aux côtés de Frida.

Viva la Vida

À partir de 1950, la santé de Frida décline à une vitesse alarmante. Elle souffre énormément et sombre dans la dépression. Dans un petit carnet, elle partage ses émotions, dessine des croquis et écrit des poèmes pour Diego. Cette année-là, elle subit sept opérations à la colonne vertébrale, porte d’encombrants corsets en métal et passe la majeure partie de son temps alitée. Elle peindra une quinzaine de peintures en l’espace de deux ans, principalement des natures mortes de fruits et légumes qu’elle arrange sur sa table de chevet. La voyant proche de la mort, son amie Lola Alvarez Bravo décide d’organiser une exposition pour honorer ses œuvres à la Galería de Arte Contemporáneo. Artiste reconnue aux États-Unis et en Europe, Frida n’a jamais eu le droit à une exposition solo dans son propre pays. L’exposition en son honneur a lieu du 13 au 27 avril 1953. Son médecin la dit trop faible pour y assister, mais Frida insiste : son lit est installé au milieu de la galerie et on l’y emmène sur un brancard le soir de l’ouverture. Sa présence fait forte impression et, pour beaucoup, Frida fait elle-même partie de l’exposition. Les derniers mois de la vie de l’artiste n’ont rien de très réjouissant : amputée du pied droit à cause de la gangrène, accro aux antidouleurs et à l’alcool, elle est emportée par une pneumonie le 16 juillet 1954, à l’âge de 47 ans, dans la maison qui l’a vue naître. Diego est à ses côtés. Le dernier tableau de Frida représente des pastèques découpées et porte l’inscription « Viva la vida ». En 1957, Diego peindra lui aussi son dernier tableau, quelques mois avant sa mort. Il l’appellera Las Sandías (Les Pastèques). L’influence de Frida Kahlo n’a cessé de gagner du terrain après sa mort. À travers les années, elle est passée du statut d’artiste méconnue à celui de trésor national, pour devenir l’un des personnages clés de la pop-culture, une source d’inspiration dans le monde de la mode et une icône féministe récupérée par les médias, jusqu’à éclipser Diego Rivera, son géant de mari à jamais dans son ombre.