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Théâtre d'ombres traditionnel, Karagöz © syolacan - iStockphoto.com.jpg

Musique classique et savante ottomane

Pays partagé entre deux continents, il est parfois bon de resituer les racines de la Turquie. Notamment dans le domaine de la musique classique, où sa tradition diffère de l’Europe et puise dans son passé ottoman. Cela se remarque déjà dans le makam, un système d’organisation des échelles mélodiques différent de nos gammes. La musique classique ottomane Klasik Türk Müziği va connaître son apogée et une sophistication sans égale au XVIIIe siècle entre les mains de compositeurs tels que Mustafa Itri (perçu comme le père de la musique classique turque) et Nayî Osman Dede. Mais son déploiement va être interrompu par la révolution kémaliste (tandis qu’Atatürk l’adorait et l’écoutait) où le pouvoir, s’ouvrant vers l’Europe, souhaitait promouvoir la musique classique européenne. Grande époque de questionnement autour de l’identité turque, certains compositeurs vont, dans l’esprit de Moussorgsky ou Bartók, travailler autour des musiques folkloriques de leur pays, les collecter puis les faire infuser dans la musique savante. Ils s’appellent Cemal Reşit Rey, Ulvi Cemal Erkin ou Ahmet Adnan Saygun et figurent parmi les plus grands compositeurs et chefs d’orchestre turcs du XXe siècle. Après une période d’essoufflement, le classique ottoman connaît un regain de popularité dans la seconde moitié du XXe siècle, porté par de superbes compositeurs classiques tels que Cinuçen Tanrikorur, d’inspiration soufie et très grand joueur de ud (luth). Mais les deux noms qui ont figé le classique turc dans la culture populaire sont les icônes Zeki Müren et Bülent Ersoy. Célèbres pour avoir démocratisé la musique savante, leur vie privée alimenta amplement leur légende. Zeki Miiren, grand chanteur de formation classique, était homosexuel et Bülent Ersoy, diva de la musique ottomane, a changé de sexe dans les années 1980. Deux « transgressions » pour la société turque conservatrice de l’époque (Ersoy fut même la cible d’une tentative d’assassinat) qui n’empêchèrent en rien leur succès.
Bijou de la culture orientale, la musique savante ottomane conserve une aura intacte, maintenue vivante par des formations comme l’ensemble Bezmara, le fabuleux percussionniste Burhan Öçal (souvent étiqueté « world » ou « jazz » lors de festivals) ou encore Kudsi Ergüner, maître du ney – la flûte turque –, virtuose de la musique soufie et grand passeur des musiques ottomanes.
Parallèlement à la popularité constante de la musique ottomane, le classique européen est lui aussi très apprécié et joué en Turquie. La carrière de l’immense pianiste Fazıl Say en est une bonne preuve. Dans la capitale Ankara, on trouve l’Orchestre Symphonique Présidentiel. Plus vieil ensemble du pays, il voyage beaucoup et propose de très belles œuvres des répertoires classiques ottomans ou européens, dirigées d’une main vigoureuse par Rengim Gökmen. A Ankara toujours, l’Orchestre Symphonique de Bilkent invite des stars du classique mondial tout en mélangeant piliers du répertoire turc (dont Ahmet Adnan Saygun) et musiques savantes internationales. Mais l’un des orchestres les plus en vue se trouve sans doute à Istanbul avec le Borusan Istanbul Philharmonic Orchestra (ou BIFO). Dirigé par le pétillant Autrichien Sascha Goetzel, il opère depuis sa création en 1993 un très beau travail de démocratisation de la musique polyphonique en Turquie. Ensemble prestigieux, il a invité de nombreux virtuoses du classique mondial (Ioudenitch, Sgouros, Cerovsek…) à partager la scène. Pour le public se rendant au Festival international de musique classique à Istanbul, le BIFO est un incontournable et l’un des meilleurs orchestres mondiaux. Ce festival lancé en 1973 est d’ailleurs un rendez-vous très prisé des amoureux de classique et convie les plus grands noms de la scène internationale. À noter que le public turc apprécie l’opéra et au moins quinze scènes en diffusent sur le territoire. Pour voir de belles adaptations et des créations turques, le mieux est de regarder la programmation de l’Opéra national se produisant au Kadıköy Haldun Taner d’Istanbul ou à l’Opéra d’Ankara. Le magnifique Opera Sureyya peut aussi réserver quelques surprises lyriques à la hauteur de la beauté des lieux.

La musique populaire et traditionnelle

Lors de la révolution kémaliste, la volonté de définition d’une identité turque va pousser des musiciens à collecter et recenser les musiques populaires et traditionnelles. Authentiquement turques et pour la plupart anonymes, ces chansons sont nommées turkü ou türk halk müziği (musique folklorique turque) et peuvent être divisées en deux camps : kirik hava rythmées pour accompagner les danses, et uzun hava non rythmées, plus sophistiquées et dédiées au chant. Pour entendre de la musique folklorique turque, une bonne idée est d’écouter Kardeş Türküler. Ce groupe très aimé prône l’union et la paix en chantant en kurde, arménien, turc, laze, zaza et s’inspire des mélodies et sonorités populaires de toutes les régions et minorités (assyriennes, alévies, yézidi ou arabes). Un gros concentré de Turquie et un groupe qui tente de promouvoir une vision moderne de son pays.
Un des genres populaires par excellence en Turquie a été l’arabesk. Dans les années 1960 et 1970, cette variété inspirée de la musique égyptienne – arrivée en Turquie par la voix d’Oum Kalthoum – fait irruption dans les grandes aires urbaines. Les textes parlent d’amour, de drames, d’honneur, d’échec et de vengeance… dans une atmosphère particulièrement dramatique. Une des voix d’or de l’arabesk est Ibrahim Tatlıses (la star) tandis qu’Orhan Gencebay, le prince du baglama (une variante courte du saz), est considéré comme le père du genre. Naturellement, avec une industrie musicale aussi dynamique, la Turquie connaît une scène de pop mainstream très active. Appelée türk pop, elle commence dans les années 1980, mais va trouver un premier grand tube en 1993 avec Hadi Bakalım de Sezen Aksu, considérée depuis comme la « Diva de la pop turque ». L’apogée de la türk pop intervient en 1997 avec Tarkan (souvenez-vous !) et sa culte « chanson du Bisou » : Şımarık. Taillés sur le même patron, tous les morceaux présentent un habile mélange de sonorités plus ou moins arabisantes, d’électronique tape-à-l’œil et de refrains faciles à retenir et à fredonner. Hormis Tarkan, on peut noter Sıla Gençoğlu, Sertab Erener (la « Shakira locale », victorieuse de l’Eurovision en 2003) ou Karsu, qui pourrait être un équivalent turc d’Amy Winehouse et qui commence à séduire le monde entier.

Le rock turc et l’anadolu pop

Samplés une quantité astronomique de fois par le hip-hop, les sons des scènes rock et pop psychédéliques turques des années 1960 et 1970 ont aussi été à maintes reprises l’objet de compilations racontant une histoire oubliée et pourtant passionnante. Lorsque les premiers disques de rock arrivent sur le territoire à la fin des années 1950, les groupes locaux proposent pour la plupart des reprises de grands noms anglophones. Mais le pastiche ne dure pas. En 1965 est mis en place à Istanbul un tremplin intitulé « Altin Mikrofon » (« Le Microphone d’Or ») pour faire émerger une nouvelle scène jouant des genres occidentaux chantés en turc. C’est autour de ce concours que va naître un nouveau mouvement hyper prolifique : l’anadolu pop. Cette nouvelle vague apporte avec elle de nouveaux visages comme Moğollar et sa pop psychédélique jouée aux instruments traditionnels, 3 Hür, de l’acid rock au saz électrique, Mustafa Özkent qui invente presque le funk oriental ou encore Gökçen Kaynatan, pionnier de la musique électronique turque. Tous ont offert une version fabuleusement turque des genres occidentaux, tous ont marqué leur temps, mais tous ont fini aux oubliettes. Heureusement une série de compilations et rééditions – parues en grande partie grâce au superbe label Finder Keepers – a permis aux dernières générations de (re)découvrir ces trésors de la musique locale. Moins oubliés, plus importants et séminaux, les trois piliers de l’anadolu pop sont Selda Bağcan, Barış Manço et Erkin Koray. La première est un emblème de la scène turque des années 1970 et son ère psychédélique. Elle est aujourd’hui à peu près aussi samplée que vénérée. Barış Manço, lui, a composé des bijoux de folk rock psychédélique, puis de rock progressif depuis la Belgique avant de devenir un nom très couru de la musique turque. Musicien capital dans l’histoire du rock turc, Erkin Koray fonde en 1957 le premier groupe du genre dans le pays et, au passage, électrifie un baglama (une révolution !). Légende et pionnier du rock psychédélique, son aura fut telle qu’on raconte qu’un de ses morceaux influença le Paint it Black des Rolling Stones.  
Dans les années 1980, l’anadolu pop s’essouffle au profit d’autres genres s’installant sur le territoire : hip-hop, électro, etc. Et si des groupes comme Baba Zula (fondé en 1996) vont maintenir une flamme psyché turque intacte, c’est le travail de labels – entre compilations et rééditions – qui va remettre cette scène au goût du jour. Et c’est en réinterprétant de manière moderne des grands airs issus de ce répertoire folk psyché que le groupe Altin Gun est devenu le projet musical turc le plus en vue dans le monde actuellement. Unanimement adulé par le public et les critiques, le groupe est l’ambassadeur artistique de la Turquie auprès du public branché ici et là. Un must. Autrement, coupé de cet héritage, la scène rock turque contemporaine demeure prolifique et a vu des groupes comme Duman, Kurban, Manuş Baba ou MVÖ (très inspiré par Radiohead) connaître un beau succès national.

Musiques actuelles

Aux côtés d’Altin Gun, un paquet de jeunes groupes de la nouvelle scène partage l’héritage de l’anadolu pop. Parmi eux, les plus intéressants sont Umut Adan, du folk-rock bien fichu, Derya Yıldırım et son Grup Şimşek, qui élabore une folk-pop évoquant les meilleures heures de la musique turque, ou encore Gaye Su Akyol, presque une rock-star de la pop psychédélique (avec une carrière américaine). Comme partout ailleurs, Internet a permis de mettre en lumière la jeune scène musicale du pays, et parfois lui donne même l’occasion de s’exporter. Un vrai coup de pouce dans une Turquie où les musiciens sont confrontés quotidiennement à des obstacles, le plus gros étant le peu de salles disponibles pour la jeune création locale, les plus grandes accueillant essentiellement des groupes étrangers. Aussi, beaucoup de festivals ont été annulés en raison des nouvelles réglementations gouvernementales autour de l’alcool. Mais la difficulté ne déroute pas la scène turque qui bricole, s’entraide et existe malgré tout. Parmi les artistes ayant réussi à bâtir une réputation internationale, on peut parler de Batu ou Baris K (célèbre pour ses remix d’artistes psyché turcs, on y revient toujours) dans l’électronique, Jakuzi pour sa pop noire et glacée, Ipek Gorgun, superbe artiste sonore, Sami Baha, du hip-hop futuriste signé sur un grand label anglais, ou Cevdet Erek joueur de tambour proche de l’avant-garde.
Un des « bienfaits » de la gouvernance Erdoğan sur la création locale est d’avoir étoffé et échauffé les rangs du hip-hop local. Si la scène turque existe depuis les années 1990, le rap est récemment devenu un des genres dominants du pays, emmené par une jeunesse qui l’utilise comme outil de protestation ; ces rappeurs turcs sont régulièrement visés par le gouvernement. Les plus célèbres sont d’ailleurs souvent les plus controversés comme Ezhel ou Server Uraz, risquant la prison pour leurs textes. Moins polémique, Cartel demeure le groupe mythique à écouter. En quelque sorte équivalents d’IAM, ces pionniers des années 1990 sont aussi célèbres pour leurs productions qui samplaient de l’arabesk. Côté R'n'B plus frais, le jeune Emir Taha est en quelque sorte le The Weeknd turc. Pour écouter cette jeune scène en live, Istanbul propose quelques belles scènes. Une des favorites des Stambouliotes est la mythique Babylon Bomonti. Décontractée, mais un poil BCBG, elle accueille un public très large et programme de superbes artistes locaux. C’est généralement ici que les artistes internationaux jouent.
Autre salle d’importance, le Salon IKSV est une scène de toutes les musiques avec un côté assez design. Côté clubs, direction Kadıköy, le quartier de la nuit à Istanbul et sa fameuse rue Kadife où l’on trouve Arkaoda. Ici, on écoute de la musique, mais on peut aussi danser. Un bar-boîte hybride en somme, très axé sur la nouveauté, évoquant quelques clubs berlinois sans jamais être snob. L’un des clubs électro les plus undergrounds et les plus branchés de la ville, c’est le Minimüzikhol. Déco design, programmation pointue : un des musts de la nuit stambouliote. Tout aussi prisé, le Zorlu PSM est un lieu très sérieux pour écouter de grands noms de la techno locale et surtout internationale. C’est aussi un centre d’art dans lequel on peut voir des comédies musicales, de la musique traditionnelle ou même du stand-up.

Théâtre et danse

Si l’on parle de danse en Turquie, viennent immédiatement à l’esprit des images de derviches tourneurs. Ces religieux musulmans de l’ordre soufi des mevlevi (fondé par le poète mystique Djaläl al-Dïn al-Rümï au XIIIe siècle) ne sont présents aujourd’hui que dans deux villes : Konya et Istanbul. Pour communier avec le divin, les derviches utilisent des danses de transe où une main est tournée vers le ciel, l’autre vers le sol – la première recevant la parole de Dieu, la seconde la transmettant. S’ils avaient disparu avec l’instauration de l’État laïc en 1924, ils sont depuis les années 1950 tolérés et on peut parfois assister à ces cérémonies envoûtantes et spectaculaires. Le tekke de Galata, par exemple, en propose le dimanche. On peut aussi en voir – plus mis en scène – au Centre culturel Hodjapasha, non loin du Palais de Topkapi. Autrement, pour assister à des représentations de ballets ou de la dance contemporaine en Turquie, le mieux est de regarder la programmation du Ballet national. On y trouve autant de grands classiques européens que de créations contemporaines turques qui se déplacent sur les scènes nationales des six grandes villes (Istanbul, Ankara, Izmir, Mersin, Antalya, Samsun). À noter, le Festival international de Danse de Bodrum se tenant dans le château Saint-Pierre en été est l’occasion de voir de belles représentations dans un cadre pittoresque.
Côté théâtre, une spécialité turque est le karagöz. Ce théâtre d’ombres originaire d’Asie du Sud-Est présente des figurines humaines ou animales, toujours manipulées par un seul artiste. C’est un des divertissements les plus appréciés de la population, il en est même diffusé à la télévision. Hors du karagöz, on trouve en Turquie une scène théâtrale très vivante avec de nombreux auteurs d’importance. À l’époque du Tanzimat (les grandes réformes sous l’Empire ottoman), Ibrahim Şinasi (1826-1871), éminent traducteur de La Fontaine ou Lamartine, écrit la première pièce de théâtre ottomane Şair Evlenmesi (Mariage d’un poète). Il est toujours joué et apprécié. Autre grand nom de la même époque, Namık Kemal (1840-1888) est un grand dramaturge, chantre de la patrie turque. Différemment engagé, Nâzım Hikmet a payé son regard lucide et acide sur la société turque ainsi que son militantisme communiste par l’exil. Il a été joué en France grâce au grand metteur en scène Mehmet Ulusoy. Chez les contemporains, Özen Yula est l’un des plus importants. Ses textes beaux et malins sont hélas peu joués en France. Très traduite et francophone, une des dramaturges turques les plus connues ici est Sedef Ecer. Du fait de la censure à la télévision et au cinéma, beaucoup d’auteurs se dirigent vers le théâtre, ce qui explique le dynamisme du secteur en Turquie. Deux belles scènes de théâtre contemporain stambouliotes à retenir : le Théâtre Moda à Kadiköy et le Das Das.