Cinéma sur l'île de Vis ©VIGO-S - Shutterstock.com.jpg

Nouveau cinéma et films d'animation cherchent à s'émanciper

Le cinéma des années 1950 baigne encore dans le classicisme formel. Ainsi, les films de Branko Bauer dont le plus célèbre, Mon fils, ne te retourne pas (1956), met en scène les retrouvailles difficiles d’un partisan avec son jeune fils endoctriné par l’idéologie fasciste. H-8  de Nikola Tanhofer (1958) préfigure, dans ses partis pris narratifs, le courant moderniste qui traverse les années 1960. Le spectateur, averti au début du film, voit s’acheminer vers la mort les protagonistes d’un accident de la route. Quelques libertés de mise en scène qui annoncent une légère détente du régime centralisateur. Elles viennent d'institutions locales favorables à l’expérimentation. Coïncidence, qui s’inscrit dans le climat de l’époque, Orson Welles tourne, en 1962 à Zagreb, sa version du Procès de Kafka.

En 1964, Prométhée de l’île de Viševica de Vatroslav Mimica rénove le thème éculé de la guerre et du partisan en retranscrivant les souvenirs du personnage principal, qui affluent à sa mémoire, lorsqu’il retourne sur son île natale. En 1966, Rondo de Zvonimir Berković est filmé dans un noir et blanc léché, comme inspiré par le nouveau roman ; le jeu d’échec symbolise la guerre sourde que se livrent, derrière les apparences et les civilités, un triangle amoureux. Dans une semblable esthétique, en 1967, Breza d’Ante Babaja campe ses personnages dans une Croatie rurale et lugubre, encore en proie à des coutumes archaïques.

Cette période féconde s'épuise à la fin des années 1960. On citera Une vie accidentelle d'Ante Peterlić (1969), qui suit le quotidien désœuvré de jeunes à Zagreb, et Qui chante ne pense pas à mal de Krešo Golikse (1970), l’un des films les plus populaires du cinéma croate, où un nouveau trio amoureux se joue dans la nostalgie du Zagreb des années 1930,  baignée de chansons folkloriques. Année 1970 toujours, Les Menottes de Krsto Papić raconte comment l’arrivée de deux agents titistes vient troubler l'ambiance festive d'un mariage dans un village. Un film âpre et sec comme la Zagora, région où il fut tourné. L’histoire revient sur des événements de l’après-guerre et préfigure, à l'écran, les querelles intestines qui vont mettre la Yougoslavie, plus tard, à feu et à sang. Son deuxième film, Représentation de Hamlet au village (1972), est une satire plus légère des compromissions du pouvoir.

Parallèlement, dans les années 1950, le cinéma d’animation croate cherche à s’affranchir de la censure communiste. L’école de Zagreb contribue à fixer la spécificité du genre. Sa renommée culmine en 1961, quand Dušan Vukotić remporte, avec Succédané, l’Oscar de sa catégorie. Pour la première fois, ce prix est attribué à un réalisateur non américain. Autre éminent représentant de ces studios, Vatroslav Mimica, dont la carrière navigue entre court-métrage d’animation et long-métrage en prises de vues réelles.

En 1978, L’Occupation en 26 images de Lordan Zafranović montre comment le quotidien idyllique, à Dubrovnik, de trois amis d’origine différente, va se trouver bouleversé par la guerre. Une scène terrible condense les exactions des oustachis.

Dans les années 1980, le soutien apporté à la production fléchit. Les cinéastes croates souffre de la concurrence féroce de la télévision. En 1982, le film romantique de Rajko Grlić, On n’aime qu’une seule fois est tout de même sélectionné à Cannes. Il fera date dans l'histoire du cinéma croate. D'autres réalisateurs croates, comme Zoran Tadić tentent d’accommoder un cinéma de genre d’inspiration américaine au contexte communiste sur le point de s’effondrer. En 1991, la dernière guerre d'indépendance, qui provoque le démantèlement de la Yougoslavie, plonge le cinéma croate dans une crise profonde.

Fantômes du passé et cinéma du réel

Après la dernière guerre, les cinéastes sont forcément marqués, voire traumatisés, donnant l’impression d'évoluer sans distanciation du social-communisme aux conflits intercommunautaires, de l'autocratie à une démocratie précaire. En prenant le parti de l’humour noir pour traiter de plaies encore ouvertes, Vinko Bresan remporte un franc succès national avec son film Comment la guerre a commencé sur mon île (1996). À l'orée de l’an 2000, une nouvelle génération émerge. Fine Dead Girls de Dalibor Matanić (2002) met en scène un couple de lesbiennes en butte à l’intolérance de ses voisins. Une merveilleuse nuit à Split d'Arsen-Anton Ostojić (2004) donne à voir une image inédite de la ville portuaire, dissipée, interlope, avec les aventures drôles d'un dealer. Ostojić s’est également distingué dans Le Chemin d’Halima (2012), frayant sur le versant serbo-bosniaque de la guerre. Métastases de Branko Schmidt (2009) est une sorte de chronique sociale, qui suit l'itinéraire chaotique de trois hooligans du Dinamo de Zagreb, adeptes de drogues et d’alcool.

On assiste ces dernières années à un renouveau de la coproduction, signe de relations pacifiées entre les pays limitrophes et de cofinancement européen – allemand surtout. Mais ces films mettent du temps à nous parvenir. Il a fallu attendre quatre ans pour que Quiet People, un jour à Zagreb d'Ognjen Svilicić (2014) sorte en France. La série Novine ou The Paper (2016) a tenu les Balkans en haleine avant d’être la première importation de Netflix en langue slave : l'histoire à peine romancée d’un journal indépendant de Rijeka racheté par un homme d’affaires mafieux sert de pitch dans les arcanes de la politique et de la corruption.

En 2018, Uspjeh (Succès en français), première série croate produite par la filiale européenne de la chaîne américaine HBO, est écrite par Marjan Alčevski. Six épisodes tournés  à Zagreb, mis en scène par le Bosniaque Danis Tanovič. La même année, la comédie d'Ivan Salaj The Eigth Commissioner montre le retour à la nature et la conversion morale d’un politicien véreux, forcé de s’exiler à Vis, cette île de l'Adriatique longtemps éloignée de tout. Son cadre insulaire sert aussi de décor à Comic Sans de Nevio Marasović (2018), qui fait écho aux angoisses environnementales de la société contemporaine auxquelles s'ajoute la thématique des relations compliquées entre les communautés des pays frontaliers. Le long-métrage Dara iz Jasenovca (2020) du réalisateur Peter Antonijević ravive les tensions entre les Serbes et les Croates. Un film sur les atrocités commises durant la Seconde Guerre mondiale dans le camp de concentration de Jasenovac.

La même année, le réalisateur allemand Josef Rusnak revient avec un policier, Dans la gueule du loup. Tourné à Berlin, le film démarre sur le meurtre d’un fils de riches immigrés. L'enquête navigue dans la diaspora croate et la mafia des pays de l’Est. On y retrouve l’impressionnant Stipe Erceg, rare acteur croate à percer en Europe de l’Ouest.

Dans le même temps, le pays devient un studio à ciel ouvert, attirant des superproductions venues du monde entier, ce qui semble aller de pair avec la fortune nouvelle que le pays connaît grâce au tourisme. Des séjours et circuits sont désormais proposés à travers les sites naturels, les centres historiques et les monuments qui ont servi de décor à la série Game of Thrones. En premier lieu à Dubrovnik, où fut aussi tournée la dernière saison des Borgia. La côte adriatique, sa proximité géographique de la Croatie, des coûts avantageux attirent les producteurs européens, comme Jérôme Salle pour L’Odyssée, biopic consacré à Cousteau en 2016, ou En amont du fleuve de Marion Hänsel (2017), dans les gorges du parc national de la rivière Krka. Beaucoup plus comique, la minisérie sociale de Dalibor Matanic The Last Socialist Artefact revient dans une ville fantôme des Balkans (2017). Sélectionné aux Oscars 2021, en pleine crise du Covid, le long-métrage de Dalibor Bari crée la surprise. Son film d’animation Luxuriance accidentelle du rébus aqueux translucide raconte la révolte d’un couple contre un système d’oppression orwellien. Social toujours avec la minisérie The Last Socialist Artefact (2017) qui évoque la réouverture d'une usine dans une ville fantôme et les valeurs du travail d'équipe. Les six épisodes furent primés en 2021 au festival Series Mania.

À partir des années 2020, les femmes s'affirment devant et derrière la caméra. Les réalisatrices croates sont souvent issues de la diaspora, comme Vida Skerk, qui vit à Trieste, prometteuse avec ses courts-métrages, The WC (2017) et surtout Night Ride (Nocna voznja) en 2022. Aleski (2018), la comédie dramatique de Barbara Vekarić suit elle les aventures d'une fille impulsive de Zagreb qui ne rêve que d'Europe. Mère et Fille (Mater Croatia), le premier long-métrage de Jure Pavlović (2021) fait le portrait sans concession de cette relation filiale. Mare d'Andrea Staka décrit la soif désespérée de liberté d'une mère au foyer ; la série Maličke de Dora Šustić, prix HBO Europe du meilleur projet, suit le combat d'une jeune femme à l’heure des mouvements antiavortements. En 2021, Antoneta Alamat Kusijanović, avec son film Murina, a remporté la Caméra d’or à Cannes et, en avril 2022, le prix du meilleur film des Balkans au festival international du Film de Sofia. C’est la première fois qu’un long-métrage croate est autant récompensé. La critique a salué la maîtrise de la réalisation, touchée par l'histoire de la jeune pêcheuse Julija, qui cherche à fuir son père tyrannique et sa vie étriquée sur l'île. En coproduction européenne, le film d’animation Chris the Swiss d'Anja Kofmel (2018) a marqué les esprits. La réalisatrice revient sur la mort de son cousin, un journaliste suisse assassiné en Croatie pendant les combats de la dernière guerre.

En 2023, lors du festival PriMed (Marseille), les réalisatrices Vedrana Pribaćić et Mirta Puhlovski ont reçu le grand prix enjeux méditerranéens pour Bigger than trauma, un documentaire poignant tourné à Vukovar. De quoi donner de l'espoir aux cinéastes croates en quête de reconnaissance européenne, voire internationale. En 2023,

Dans un tout autre registre, Loin d’ici (Faraway), la comédie romantique allemande de Vanessa Jopp est un feelgood movie produit par Netflix (2023) et taillé sur mesure pour faire rêver aux prochaines vacances. Il entre dans la longue série de films tournés dans les magnifiques paysages insulaires de l'Adriatique.