La littérature des origines

L’alphabet cyrillique vient aux Russes vers la fin du Xe siècle, par la voie de la christianisation et de la catéchisation. Deux siècles plus tôt, les moines Cyrille et Méthode en avaient fixé les règles afin d’évangéliser les populations slaves. La langue choisie pour diffuser la bonne parole était un dialecte bulgare compris par la majorité des Slaves. Ce dialecte se fixe et devient la langue savante des fidèles orthodoxes : le slavon, encore aujourd’hui langue de la liturgie. Mais ce dialecte devenu langue écrite n’est plus parlé nulle part lorsqu’il s’implante dans la Rus’. Utilisé pour la diffusion des livres saints, il est rapidement influencé par la langue orale locale donnant ainsi naissance au vieux russe. En marge de la littérature savante, la culture populaire développe un folklore riche et varié : contes, chansons, proverbes et satires seront redécouverts au XVIIIe siècle. Dans le nord, les bylines, longues mélopées rythmées, étaient consacrées aux héros légendaires du passé de Kiev ou Novgorod. La Rus’ médiévale connaît quelques œuvres originales, dont la fameuse Chronique des temps passés attribuée au moine Nestor et retraçant l’histoire de la Rus’. L’œuvre la plus remarquable de cette période reste certainement le Dit de la Campagne d’Igor. On observe dans la littérature du XIVe au XVIIe l’évolution de la langue, la montée de l’idéologie nationale chrétienne et la sécularisation croissante de la société. Mais sa valeur littéraire est très en deçà de la culture orale. Ce gigantesque corpus n’aura pratiquement aucune influence sur la genèse de la littérature moderne, dont les genres sont empruntés au fonds occidental, via le classicisme français. S’esquisse déjà un fossé entre culture savante européanisée et culture populaire, entre l’élite dirigeante et le peuple.

Sous Pouchkine

Né en 1799 à Moscou dans une vieille famille noble, Alexandre Sergueyevitch Pouchkine, futur membre de l’élite russe, fréquente le lycée de Tsarskoïe Selo, où règnent alors des idées progressistes. Il compose des épigrammes satiriques sur ses contemporains et est exilé entre 1820 et 1826. Lorsqu’il rentre, Nicolas Ier le fait étroitement surveiller et s’autoproclame critique et censeur attitré du poète. Cela ne l’empêche pas d’écrire La Petite Maison à Kolomna, un conte satirique. En 1831, il épouse une jeune femme futile et frivole, dont les mondanités accaparent le poète, et qui lui vaudra une mort précoce. Bals et fêtes le répugnent vite. Il se réfugie dans l’écriture et compose Le Cavalier de bronze, Histoire de la révolte de Pougatchev et La Fille du capitaine. Il meurt à Saint-Pétersbourg en 1837 dans un duel l’opposant à l’un des Français les plus connus en Russie : Georges d’Anthès. Mais il ne faut pas oublier que l’effervescence du XVIIIe siècle avait préparé l’arrivée du grand génie. Les travaux linguistiques de Lomonossov avaient en effet permis à la langue russe moderne d’établir ses règles. L’omniscient fondateur de l’université de Moscou introduisit en Russie une littérature classique conforme aux prescriptions de Boileau. Après la Révolution française, les écrivains se tournent vers des références anglaises ou allemandes. Walter Scott, Byron, Goethe, Schiller ou Hoffmann inspirent Karamzine, le protecteur de Pouchkine qui sacrifie, à l’occasion, à la mode romantique. En plus de fixer la langue moderne, Pouchkine inaugure une grande tradition : face au tsar tout-puissant et autoritaire, c’est l’écrivain qui assume la fonction prophétique et éclaire le peuple.

Du romantisme au réalisme

Le XIXe siècle, décidément fécond, salue également la naissance de Mikhaïl Lermontov (1814-1841), dont la poésie sombre et pessimiste se divise en deux corpus : les poèmes historiques et les poèmes exaltant le courage et la liberté des montagnards du Caucase. C’est d’ailleurs lui qui introduit le thème du Caucase dans la littérature russe. Son roman le plus connu est Un héros de notre temps, publié en 1840. C’est le premier roman psychologique russe et la première utilisation du monologue intérieur. Romantique, il a ouvert la voie aux grands prosateurs de la deuxième moitié du XIXe siècle avec ses portraits réalistes. Le nom de Nikolaï Gogol (1809-1852) reste lié au réalisme et à l’école naturelle même s’il est définitivement inclassable. Il dépeint la vie des campagnes ukrainiennes dans Veillées à la ferme de Dikanka et Mirgorod qui enchantent Pouchkine. Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg, regroupant Le Portrait, La Perspective Nevski, Le Journal d’un fou, Le Nez et Le Manteau, abordent un univers à la fois fantastique (un personnage se réveille sans son nez, un autre se prend pour le roi d’Espagne) et social (Le Manteau est celui d’un obscur fonctionnaire percevant un salaire de misère). Malgré ces chefs-d’œuvre de la narration, c’est à sa pièce Revizor et à son roman Les Âmes mortes, publié en 1842, que Gogol doit sa renommée. Sombre peinture de la Russie de l’époque, ce récit est un des grands romans de la littérature russe et fait de son auteur le porte-drapeau, à son insu, du réalisme critique.

Les géants du réalisme

Les Possédés, Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov, Le Joueur, L’Idiot, sont des œuvres de Fiodor Dostoïevski (1821-1881) qui a commencé à écrire ses grandes œuvres à 44 ans. Il représente à la fois les êtres simples et les sentiments complexes. L’autre géant du réalisme est le non moins célèbre Léon Tolstoï (1828-1910) dont on peut citer l’incontournable Guerre et Paix, Anna Karénine et La Mort d’Ivan Ilitch. L’ère des grands romans laisse place à des genres plus succincts. Vsevolod Garchine (1855-1888) est le grand nouvelliste des années 1880, tandis que Nicolaï Leskov (1831-1895) donne de magistraux tableaux de la vie du peuple (La Fiancée). Mais le maître incontesté de la nouvelle russe demeure Anton Tchekhov (1860-1904).

La période moderne

Si les lecteurs français apprécient le théâtre de Tchekhov (Oncle Vania, La Mouette, Les Trois Sœurs, La Cerisaie…), ils connaissent en général moins bien ses nouvelles qui sont un modèle du genre : concision, finesse des détails et densité (La Dame au petit chien, La Steppe, Une histoire triste, La Salle numéro 6). Sa langue d’une grande clarté en fait souvent le premier écrivain lu dans le texte par les étudiants en russe. Il a su rendre la vie provinciale et les soubresauts de la société prérévolutionnaire russe intelligible au-delà des frontières de l’Empire. Si Anton Tchekhov meurt avant la Révolution de 1905, Maxime Gorki (1868-1936), lui, jette un pont littéraire entre la Russie tsariste et l’URSS. Il a été l’un des auteurs les plus lus du temps de l’URSS. Prolétaire, socialiste et révolté, il est l’auteur du Chant du pétrel, une allégorie sur l’éminence de la révolution, tout comme l’est sa pièce Les Bas-fonds. Après 1917, il ne tarde pas à dénoncer les atrocités commises par le nouveau pouvoir avant de lancer, plus tard, le réalisme socialiste et de soutenir inconditionnellement le régime stalinien. La littérature de la fin du XIXe siècle, annonciatrice d’un cataclysme social ou prophétesse des lendemains qui chantent, connaît, à l’instar de l’Europe, ses mouvements littéraires en « -isme ». Le symbolisme russe est placé sous le signe de la décadence et du mysticisme. Dimitri Merejkovski (1865-1941), le père de ce mouvement, fulmine inlassablement contre le réalisme jugé trivial et utilitaire. La Révolution de 1905 donne un air nouveau à la vie intellectuelle. Les symbolistes Andreï Biély (1880-1934), auteur de Pétersbourg, et le poète Alexandre Blok (1880-1921) restent moins à l’écart des réalités de ce monde. L’acméisme, qui renie le symbolisme et souhaite redécouvrir la valeur du quotidien et du réel, est un mot aujourd’hui oublié, mais y participe l’une des plus grandes poétesses du XXe siècle, Anna Akhmatova (1889-1966). Le futurisme a également ses émules en Russie avec, en tête de file, le singulier Velimir Khlebnikov. Son œuvre est la quête d’une langue primitive qui serait à l’origine de toutes les autres. L’âge d’argent (on désigne ainsi la période comprise entre 1905 et 1917) est celui d’une avant-garde dont la vitalité et les expériences seront, en grande partie, anéanties par la révolution.

Littérature, révolution et stalinisme

La majorité des écrivains qui appelaient de leurs vœux la survenue de changements reste finalement perplexe et aurait préféré s’en tenir au réformisme démocratique. L’intelligentsia va pouvoir vérifier si ses idéaux sont ou non une vaste illusion. Serge Essenine (1895-1925) est un poète marqué par la poésie populaire, un poète paysan convaincu que la paysannerie tiendrait une place de choix dans la société à venir. Il donne à la révolution une interprétation religieuse et s’étonne du manque d’enthousiasme des paysans russes. À l’inverse, le futuriste Vladimir Maïakovski (1893-1930), auteur du Nuage en pantalon, met spontanément sa fougue au service des bolcheviks. Partisan d’une littérature sociale et utilitaire au service des masses, Maïakovski disloque la langue et la prosodie. Dans les années 1920, alors que des luttes intestines accaparent le parti, la vie intellectuelle est intense. Les bases du formalisme russe sont posées. Des groupes littéraires comme la Forge, le LEV ou le RAPP ne survivront pas à la reprise en main des lettres soviétiques par Staline. Mikhaïl Boulgakov passe miraculeusement à travers les mailles du filet. Son roman Le Maître et Marguerite, qui transpose le mythe de Faust dans le Moscou des années 1920, est un livre incontournable. Satire de la vie soviétique, ce texte est également une ode à l’individualisme qui prendra finalement le dessus sur le totalitarisme d’État. Les années 1930 sont, du point de vue de la production officielle, d’une pauvreté à peine imaginable. Seuls quelques noms émergent, dont celui de Mikhaïl Cholokhov, prix Nobel en 1965, pour son Don paisible. Les livres deviennent instruments de propagandes où de braves paysannes et de courageux soldats réussissent leurs humbles vies à force de travail et d’obéissance.

Littérature contemporaine

Cette réalité du temps présent en appelle aussi au roman picaresque avec, par exemple, Ce n’est pas moi de Alexeï Slapovski. À l’opposé de ce réalisme parfois violent, certains écrivains préfèrent opter pour un certain conceptualisme, en ce sens qu’ils partent d’une idée, de l’image que l’on se fait de la réalité, pour bâtir leurs récits. Le plus connu de ces écrivains se moquant ainsi du réel est Victor Pelevine (La Flèche jaune, La Vie des insectes, Omon Râ). Le sulfureux Vladimir Sorokine écrit La Queue, des bribes de dialogues dans une file d’attente gigantesque ou La Journée d’un opritchnik, voyage dans le temps dans une Russie de 2050 qui n’est sans doute pas loin de ce dont rêve un Poutine. Dans La Brèche, Vladimir Makanine décrit une société contemporaine complètement délabrée où les intellectuels vivent sous terre et le monde totalitaire à l’air libre. Tatiana Tolstaya aussi utilise le fantastique dans Slynx : les êtres humains sont devenus mi-hommes mi-animaux après Tchernobyl. Enfin, une littérature populaire d’excellente qualité inonde les librairies russes et étrangères. Le genre policier atteint des sommets avec Alexandra Marinina, qui entraîne son lecteur dans les différents milieux de la société russe actuelle, et avec le dandy Éraste Fandorine, personnage des romans historico-policiers de Boris Akounine qui évoquent la Russie du XIXe.