Le Pavillon d'Or, Kyoto © littlekop - Shutterstock.com.jpg
Machiyas dans le quartier de Ninenzaka à Kyoto © Aeypix - Shutterstock.com.jpg
Siège du groupe Shizuoka dessiné par Kenzo Tange © Jose L. Stephens - Shutterstock.Com.jpg

Kyoto avant Kyoto

Jusque dans ses fondations, Kyoto, la « capitale de l’Ouest », témoigne de l’importance que joua la Chine dans l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture du Japon. En effet, lorsque l’empereur Kammu crée sa nouvelle capitale à Heian-Kyo, il reprend le plan en damier de la ville chinoise de Chang’an. Cette disposition n’est pas que géométrique, elle est aussi spirituelle et respecte les codes de la géomancie et du feng-shui. Les temples sont ainsi construits à l’est de la ville afin de la protéger, tandis que le palais impérial est placé au sud. Les premiers édifices de la ville traduisent l’extrême raffinement de la période Heian. En matière religieuse, il convient de distinguer les deux grands types d’édifices au Japon : le temple bouddhiste et le sanctuaire shinto. Le premier se compose d’une porte principale (sanmon), d’un bâtiment principal (hondo), d’une pagode à 3 ou 5 étages et d’une salle d’études. Le temple reprend les codes chinois – charpente et ossature en bois sur plate-forme de pierre ou de brique, structure de piliers et linteaux sur plusieurs étages, toits et avant-toits recourbés aux extrémités et recouverts de tuiles –, en préférant cependant une intégration harmonieuse à l’environnement naturel plutôt que la grandiloquence chinoise. Le sanctuaire shinto se compose, lui, d’une entrée reconnaissable à la présence du torii, portique rouge symbolisant la frontière entre le sacré et le profane. De là, une allée bordée de lanternes et de bassins de purification mène au haiden, le bâtiment cultuel accueillant les fidèles pour la prière. L’architecture shinto est d’un élégant dépouillement et d'une grande simplicité. Le Byodo-In ou Temple du Phénix et le Sanjusangen-do, le Temple aux 1 001 statues sont deux superbes exemples de la période Heian. L’extrême raffinement Heian se traduit également dans l’architecture des palais et pavillons, notamment avec le style shinden-zukuri qui se caractérise par un ensemble de pavillons autonomes donnant sur un jardin et un étang. La relation à l’espace naturel est d’une très grande importance. On voit ainsi se multiplier les engawa – terrasses en bois entourant les différents bâtiments –, galeries sous appentis et corridors permettant de relier les pavillons entre eux tout en offrant de superbes points de vue sur la nature. Au VIIIe siècle, l’espace intérieur n’est encore qu’une vaste pièce unique à laquelle on ajoute progressivement des dégagements avec des cloisons mobiles (coulissantes) ou des dénivellations du plancher. Paravents et rideaux-écrans permettent de délimiter l’espace de manière subtile. Un système modulaire d’une infinie légèreté. Le Kyoto-Gosho ou Palais Impérial en est le grand représentant.

Naissance et renaissance de Kyoto

C’est durant l’ère Kamakura (1185-1333) que Heyan-Kyo devient Kyoto. La ville continue à se développer organisant ses quartiers ou machi de manière fonctionnelle (zone commerciale, artisanale, militaire…). C’est aussi l’époque où le zen est introduit pour la première fois au Japon. Les temples zen ont deux grandes particularités : l’absence de pagode et une importance primordiale accordée au jardin, support de la méditation. Les deux plus beaux temples zen sont le Kennin-Ji et le Nanzen-Ji. L’ère Muromachi (1333-1573), elle, marque un raffinement extrême dans l’architecture des pavillons comme le montre le Ginkaku-Ji ou Pavillon d’argent et le Kinkaku-Ji ou Pavillon d’or. Mais cette période est aussi semée de troubles et la ville subit de nombreux outrages avant de retrouver sa splendeur durant les ères Momoyama (1573-1600) et Edo (1600-1868). La première est une véritable période de renaissance pour la ville dont la noblesse fait reconstruire temples et palais. On voit également apparaître une nouvelle forme d’architecture liée à la cérémonie du thé. C’est ce qu’on appelle le style sukiya-kuzuri. Les premiers pavillons sont d’un grand dépouillement, montrant les matériaux dans leur pureté originelle. Cette architecture du thé va atteindre son apogée durant l’ère Edo comme en témoignent les pavillons et jardins de la villa impériale de Katsura. L’ère Edo est aussi celle des châteaux forts devenus outils de prestige. Verticalité triomphante, volume massif et complexité des structures défensives impressionnent. À l’intérieur, la fonction de chaque espace doit être immédiatement perceptible. Ce sont les bases du style shoin. Ces châteaux sont très élégamment décorés, notamment avec des peintures murales rehaussées d’or. Le château de Nijo en est le très beau représentant. De nouveaux temples sont édifiés durant cette période, comme le complexe Hongan-Ji ou l’incroyable Kiyomizu-Dera (reconstruit en 1633, mais originellement bâti en 780). Mais la période Edo se caractérise surtout par l’apparition des machiya ou maisons de bois dont les alignements bordent les rues commerçantes de la ville. Parfaitement alignés, les toits se succèdent dans un mouvement fluide rappelant une vague, impression donnée par l’usage de la tuile kawara, d’un gris foncé, dont aucune ornementation ne vient troubler la pureté… à l’exception peut-être des petites gargouilles en argile protégeant la maison. Petites et fonctionnelles, ces maisons sont l’âme de Kyoto.

Le réveil de la cité endormie

En 1868, alors que s’ouvre l’ère Meiji et que Tokyo devient la résidence officielle de l’empereur, Kyoto semble tomber dans une sorte de torpeur. Temples et palais y sont régulièrement rénovés comme le veut la tradition, mais il semble que la modernité tarde à arriver. Il faut attendre la période de reconstruction des années 1950-1960 pour voir surgir de nouveaux édifices dont la Tour de Kyoto de Mamoru Yamada. Tout en béton armé, matériau de prédilection de la reconstruction, du haut de ses 131 m, elle symbolise le renouveau de la cité. En 1997, Hiroshi Hara repense entièrement la gare de la ville et la transforme en un temple de verre et d’acier. La même année, à quelques kilomètres de la ville, Ieoh Ming Pei imagine le Musée Miho. Pour respecter le site naturel – les montagnes boisées de Shiga –, Pei enterre l’édifice aux trois quarts et imagine une entrée monumentale et un tunnel pour y accéder. Une architecture en lien avec la nature que l’on retrouve dans le Jardin des Beaux-Arts imaginé par Tadao Ando, premier jardin d’art en plein air, et dans deux projets récents, l’Hôtel Aman (2019) qui recrée l’ambiance d’un ryokan (auberge de voyageurs traditionnelle) au pied du mont Hidari Daimonji, et l’Ace Hotel (ouverture courant 2020) imaginé par Kengo Kuma. Installé dans l’ancien siège des bureaux du téléphone – édifice de 1926 –, l’hôtel inclut désormais bois, lignes et formes géométriques pures et grands espaces lumineux. Les chambres ont également été imaginées dans le respect de la tradition avec panneaux de bois et écrans de tissu. Affaire à suivre !

Aux origines du géant tokyoïte

Avant de devenir cette mégalopole tentaculaire, Tokyo n’était qu’Edo, un petit village de pêcheurs… jusqu’à ce que le shogun Tokugawa y installe son pouvoir militaire et le transforme en centre de pouvoir. Son ambition était d’organiser la ville nouvelle sur le modèle d’Heian-Kyo, mais sur un terrain entre mer et collines, difficile d’organiser un plan en damier. La ville doit donc s’adapter à la topographie. Le cœur de la ville est le château d’Edo, où le shogun réside dans un imposant donjon central. Douves et fortifications entourent le complexe autour duquel les seigneurs établissent leurs résidences, tandis que les commerçants bâtissent leurs petites maisons de bois en contrebas. La ville s’organise ainsi selon le principe du jokamachi (la cité au pied du château) avec séparation entre les quartiers guerriers (yamanote) et les quartiers commerçants (shitamachi). Malheureusement, un grand incendie ravage l’ensemble en 1657 et seuls quelques vestiges nous sont parvenus aujourd’hui. Ils sont à voir sur le site de l’actuel Palais impérial. Certains quartiers commerçants conservent cette atmosphère, comme à Asakusa, où subsistent quelques maisons de bois. C’est également dans ce quartier que vous pourrez voir le temple Senso-ji, le plus vieux de la ville. Le second plus vieux temple, Jindai-ji, est à voir à Chofu. Dès sa création, Edo croît de façon spontanée, sans aucune planification, conquérant marais et espaces agricoles alentour, devenant un grand centre du capitalisme marchand. Pas de planification, mais la volonté dès les origines d’intégrer les espaces verts à la ville. C’est ainsi à la famille Tokugawa que l’on doit le jardin botanique de Koishikawa, imaginé en 1684.

En 1868, l’ère Meiji s’ouvre et Edo devient Tokyo, la « capitale de l’Est ». Cette période de prospérité et d’ouverture vers l’Occident se traduit en architecture par le style giyofu, signifiant imitation du style occidental. On voit ainsi fleurir d’étonnants édifices aux allures européennes abritant les grandes institutions de la ville. La Banque du Japon est une structure de pierre et de brique néoclassique. Son architecte, Tatsuro Kingo, s’est beaucoup inspiré des maîtres du classicisme anglais. Le Palais d’Akasaka, mastodonte néobaroque, est imaginé par l’Anglais Josiah Conder qui transforme également le quartier Marunouchi en City londonienne. Imaginé en 1889, le premier plan d’aménagement du centre n’entre en vigueur qu’en 1914. La structure féodale de la ville n’est alors que peu ou pas modifiée. On lui adjoint simplement ces nouveaux édifices à l’occidentale. À cette époque, c’est le bâtiment – représentant des valeurs – qui dicte le développement urbain. Mais en 1923, un terrible séisme ravage la ville. Il faut alors la réinventer. On aménage l’espace public que l’on aère à grand renfort de parcs, grandes places et avenues, et l’on dote la ville de ponts et viaducs liés à la multiplication des voies de transports et de communications qui dessinent les nouveaux contours de la ville. En termes d’architecture, en revanche, on reste sur les codes occidentaux, comme en témoigne l’imposant édifice de la Diète nationale.

Se réinventer

Après le séisme de 1923, ce sont les bombardements de la Seconde Guerre mondiale qui laissent la ville exsangue. Elle doit encore se réinventer. C’est cette conscience de son impermanence qui a très vite transformé Tokyo en chantre de l’innovation architecturale. Le symbole de cette renaissance est la Tour de Tokyo, imaginée sur le modèle de la Tour Eiffel… mais en plus grand bien sûr ! Le grand architecte de la reconstruction est Kenzo Tange qui imagine un nouveau plan pour la ville qu’il présente en 1959. Pour lui, la ville doit désormais croître, non plus autour de son bâti, mais à partir de ses infrastructures, dans un développement par paliers le long des nouvelles lignes de transports et de communications. Il imagine ainsi de grandes artères suspendues, libérant l’espace public qui serait occupé par des tours de près de 200 m de haut et reliées entre elles par des plates-formes. Ce plan très moderne est à mettre en parallèle d’un grand événement que la ville doit accueillir : les J.O. de 1964. Pour l’occasion, la ville veut montrer le dynamisme et la modernité de son architecture. D’où la création du premier tronçon de l’autoroute métropolitaine en 1962 pour relier les différents stades entre eux. Aujourd’hui, ce serpent de béton et d’acier parcourt la métropole sur des centaines de kilomètres. C’est Tange qui réalisera les Halles olympiques composées de deux stades construits en acier, verre et béton armé. Les deux stades possèdent la même structure avec un toit en forme de tente, à l’ossature d’une légèreté organique. On doit également à Tange l’étonnant siège du groupe Shizuoka composé d’un cylindre qui contient les ascenseurs et locaux techniques et de 14 niveaux faits d’éléments préfabriqués entièrement vitrés, accolés au cylindre, et comprenant les bureaux. Une manière ingénieuse de gagner de l’espace sur une parcelle étroite. En 1965, il imagine également la cathédrale Sainte-Marie, étonnante structure de béton recouvert de feuilles d’acier inoxydable dont les huit murs incurvés forment une croix. À l’intérieur, béton et bois sont éclairés par des dalles de verre qui laissent entrer une lumière quasi mystique. Kenzo Tange est certes un architecte du béton et du modernisme, mais il est aussi un architecte de la spiritualité mû par le souci permanent de l’ordre et de la clarté… même s’il s’autorise quelques étonnantes expérimentations comme un peu plus tard en 1991 avec les deux gigantesques tours de son Hôtel de ville, couvertes de granit et de verre réfléchissant. La ville, elle, ne cesse de croître, englobant villes et villages alentour, devenant ainsi une cité polynucléaire où chaque quartier vit quasiment de façon autonome. Initié dès les années 1960 par les architectes du « métabolisme » qui prônaient plus de flexibilité dans les formes et dans la fonction (la Capsule Tower en est un bon exemple), le post-modernisme va surtout se développer dans les années 1980. En 1984, Toyo Ito imagine la Hutte d’argent, abri élémentaire permettant le maximum de contact avec la nature grâce à une ossature légère qui dessine des espaces ouverts délimités par des cloisons translucides, à l’image des pavillons des siècles passés. Une élégance que l’on retrouve chez Tadao Ando, maître de la lumière et de l’économie presque ascétique des matériaux. La Villa Kidosaki, isolée par de hauts murs en béton, entourée d’un jardin et laissant entrer la lumière via une superbe baie vitrée, apparaît comme une oasis de calme au milieu du tumulte de la ville. Une élégance que l’architecte applique également à l’architecture commerciale comme en témoigne le complexe Omotesando Hills. Dans les années 1990 et 2000, les « starchitects » apposent aussi leur marque dans la cité tokyoïte. Norman Foster imagine la Century Tower composée de deux tours jumelles, reliées par un atrium central baigné de lumière et dont les façades s’animent sous le jeu des ascenseurs apparents et mezzanines suspendues. La flamme dorée du Asahi Beer Hall est une création de Philippe Starck. La Maison de Verre Hermès, avec sa façade translucide, est une création de Renzo Piano, tandis que la petite tour de verre et d’acier de la boutique Prada a été réalisée par les Suisses Herzog et de Meuron. En parallèle, Shigeru Ban et Kengo Kuma vont donner un nouvel élan à l’architecture japonaise. Le premier avec ses édifices construits autour du PTS – Paper Tube Structure – un tube en carton résistant qui lui permet d’évacuer les contraintes et les tensions au profit d’espaces souples et dynamiques, comme le Miyake Design Studio Gallery ou la Paper House… ou l’art de manier avec virtuosité un élément recyclé dans des édifices à grande portée. Le second avec une architecture de bois d’une finesse extrême rappelant l’architecture traditionnelle. L’office de tourisme d’Asakusa, sorte d’empilement de maisons traditionnelles et le showroom de la marque Suny Hills avec son enveloppe en tasseaux de cèdre japonais, sont signés Kengo Kuma… tout comme le superbe stade olympique imaginé pour les J.O. de 2020. 2 000 m3 de bois de cèdre ont été utilisés pour réaliser cette structure mêlant harmonieusement bois, métal et matériaux recyclés. L’objectif de Kuma est de dépasser le tout-béton. Dans cette jungle de verre et de béton, où chaque mètre carré est occupé par des édifices qui semblent tous devoir vendre quelque chose, une autre voie est possible : celle d’une architecture durable et respectueuse de l’environnement, comme l’a finalement toujours été l’architecture japonaise.