Buste de Mimar Sinan. (c) ihsan Gercelman -shutterstock.com.jpg
Détail de l'entrée de la mosquée Selimiye d'Edirne. (c) Mitzo-shutterstock.com.jpg

Sinan avant Sinan

Né vers 1489 en Cappadoce dans le village de tailleurs de pierre d’Agirnas, Sinan, de son véritable nom Christodoulou, est un chrétien d’origine grecque. Sa famille lui offre une solide éducation, posant les bases d’une culture artistique et technique sur laquelle il s’appuiera tout au long de sa carrière. Ces prédispositions intellectuelles lui valent d’être enrôlé dans le cadre du devchirmé. Mis en place sous le règne de Mourad II, ce service obligatoire consistait à « ramasser » les jeunes chrétiens, repérés pour leurs aptitudes physiques et intellectuelles, à les convertir à l’islam, et à les former afin qu’ils deviennent soldats ou fonctionnaires au service du sultan. Sinan reçoit donc une formation complète au sein du palais, avant de rejoindre le corps des janissaires, les soldats d’élite de l’armée ottomane. Il participe à de nombreuses campagnes, dont celle de Belgrade en 1521, où il se fait remarquer pour ses talents d’ingénieur. Il parvient, en effet, en 13 jours seulement, à jeter un pont sur la rivière Prut. Cet ingénieur militaire de génie est rapidement repéré par le sultan qui l’invite à intégrer sa suite.

L’architecte en chef de l’Empire

En 1538, Sinan est nommé architecte en chef par le sultan Soliman Ier. Cette fonction est très loin de n’être qu’honorifique et englobe, au contraire, de grandes responsabilités. À la tête des corporations des métiers du bâtiment, Sinan est également propulsé à la tête du département des travaux publics. À lui donc d’assurer la bonne application des règles d’architecture et d’urbanisme, le contrôle de la qualité et des prix des matériaux, la formation de la main-d’œuvre, et la sécurité et la viabilité de toutes les constructions entreprises. Dans la culture ottomane, l’architecture tient une place primordiale, car elle est un des vecteurs et des témoins de la puissance de l’empire. Les sultans n’auront de cesse de bâtir pour asseoir et prouver leur puissance. En tant qu’architecte en chef, Sinan dispose de moyens quasi illimités pour entreprendre ses différents projets de construction. S’il travaille pour la puissance impériale (il sera l’architecte en chef de trois sultans : Soliman Ier, Selim II et Mourad III), Sinan n’en développe pas moins ses propres vues et sa propre philosophie architecturale qu’il saura imposer, créant ainsi une œuvre d’une longévité et d’une cohérence à nulles autres pareilles. Ce génie bâtisseur a toujours cherché à développer de nouvelles solutions afin d’atteindre la beauté architecturale, tout en prenant en compte la réalité du terrain et de ses composantes. Une philosophie qui s’illustre bien dans le fait que les 24 édifices de Sinan à Istanbul n’ont subi aucune grave détérioration malgré les 89 violents séismes ayant frappé la ville… Sinan ou l’ingénierie au service de l’architecture.

Les réalisations civiles

Sinan s’est toujours pensé comme un ingénieur devenu artiste. De nombreuses réalisations de génie civil figurent ainsi à son palmarès. Extrêmement importante dans l’islam, car jugée purificatrice autant que salvatrice, l’eau possède sa propre architecture à laquelle Sinan s’essaya avec succès. En 1563, il fit notamment construire l’aqueduc de Maglova, long de 257 m et haut de 35 m. On doit également à Sinan près de 56 hammams, tel le superbe Hamam Haseki Hürrem Sultan où l’architecte a disposé des espaces séparés réservés aux hommes et aux femmes, créant un bel effet de miroir, ou bien encore le hammam de Cagaloglu dont la coupole ajourée de vitraux laisse pénétrer la lumière. Sinan a également édifié de nombreuses fontaines, lieux de sociabilité par excellence, dont la fontaine de la bibliothèque de Mourad III construite en 1578 et reconnaissable à sa somptueuse décoration en faïence d’Iznik aux motifs floraux. Rien n’étant trop modeste pour l’architecte, Sinan s’attela aussi à la construction de caravansérails, de soupes populaires, et il participa même à la restauration des cuisines du Palais de Topkapi après l’incendie de 1574. Au total, sur les 477 œuvres que l’on attribue à Sinan, on compte 74 collèges ou medrese, 56 hammams, 52 oratoires, 31 caravansérails, 22 soupes populaires et 9 ponts, sans oublier les 38 palais érigés à la gloire ottomane.

Les mosquées de Sinan

C’est en 1538 que Sinan entreprend la construction de sa première mosquée, la mosquée Haseki Hürrem Sultan, en l’honneur de Roxelane, l’épouse du sultan Soliman. La mosquée est assez modeste, mais son complexe préfigure ceux des futures grandes mosquées de Sinan. S’ajoutent, en effet, à cette première mosquée un kulliye comprenant une medrese, un hôpital, une soupe populaire et un hammam. La mosquée de la sultane préfigure une autre caractéristique de l’architecture de Sinan : en choisissant de situer les édifices du complexe à différents angles et en jouant sur l’alternance de vides et de passages étroits entre eux, Sinan rompt avec la composition classique des villes de la Renaissance italienne, très prisée à l’époque, et organisée autour d’une seule ligne de perspective, pour imaginer des compositions architecturales plurielles offrant de multiples points de vue et de points d’accès aux édifices. Ce faisant, Sinan peut ainsi intégrer à ses œuvres le paysage stambouliote et son tissu urbain, et créer une relation quasi organique entre l’édifice et son environnement. Bon nombre de ses mosquées sont construites sur ou à flanc de collines, offrant des points de vue étonnants où que l’on se trouve. C’est le cas de la mosquée Rüstem Pacha, édifiée en 1560. Surplombant la route, l’accès à la mosquée se fait par deux escaliers menant à une terrasse, Sinan ayant surélevé la mosquée par un podium, de manière à stabiliser la mosquée sur un terrain au départ peu propice à la construction.

On a souvent comparé les mosquées de Sinan à Sainte-Sophie, que Sinan connaît bien puisqu’il y a réalisé des travaux de restauration et de consolidation. C’est à lui qu’on doit l’ajout des 3e et 4e minarets, ainsi que l’élévation des murs extérieurs de soutènement permettant d’assurer la stabilité de l’ensemble. Pourtant, si Sinan s’est approprié l’exemple de Sainte-Sophie et l’a totalement assimilé, c’est pour mieux s’en affranchir et créer sa propre voie. D’ailleurs de nombreux éléments différencient les mosquées de Sinan de ses prédécesseurs. Là où Sainte-Sophie n’eut jamais d’équivalent, les mosquées de Sinan, elles, furent construites selon un modèle architectural pouvant être reproduit indéfiniment. Sainte-Sophie s’impose par sa masse et ses formes lourdes, les mosquées de Sinan étonnent par leur hauteur et leur légèreté. À Sainte-Sophie, la coupole existe par elle-même et semble ne faire que couvrir la salle de prières ; dans les mosquées de Sinan au contraire, la coupole est une partie d’un tout, ne pouvant se comprendre qu’en étroite relation avec toutes les autres composantes, voûtes et coupoles, donnant l’impression d’être au cœur d’un ensemble qui dépendrait entièrement d’elle. Ce sentiment d’unité où chaque élément trouve sa place harmonieusement et où rien ne semble de trop se retrouve dans toutes les mosquées de Sinan, pour un sentiment d’unité propice à l’expression d’une nouvelle spiritualité.

Un architecte spirituel plus que religieux

Très pieux, Sinan a vécu toute sa vie selon les principes de l’islam, faisant de l’humilité et de la modestie les fondements de sa philosophie. Rien d’étonnant donc à ce qu’on ait fait de lui l’un des grands architectes de l’islam. Pourtant, si l’on regarde ses mosquées, on comprend que loin des codes de l’architecture islamique traditionnelle, Sinan a inventé une architecture spirituelle, syncrétisme de ses cultures chrétienne et islamique.

En règle générale, les mosquées sont basses, horizontales, peu éclairées et doivent servir de boussole mystique au croyant qui doit pouvoir immédiatement repérer l’orientation de La Mecque, son regard ne devant jamais dépasser la ligne d’horizon. Les mosquées de Sinan, au contraire, chamboulent cette conception de l’espace directionnel pour créer une verticalité étonnante à l’aide de dômes majestueux dans un effet pyramidal symbolisant l’élévation de l’âme, qui n’est pas sans rappeler l’élan gothique que connaît l’Occident à la même époque. On peut voir l’évolution de cette spiritualité à travers les trois plus belles mosquées de Sinan : la Shehzade (1548), son œuvre d’apprenti, la Sulaymānīyah (1550-1557), son œuvre de compagnon, et la Selimiye d’Edirne (1569-1575), son œuvre de maître. Dans la première, Sinan, s’appuyant sur son héritage grec, utilise les formes parfaites décrites par Platon et Pythagore comme les carrés tournant dans un cercle ou bien encore la pyramide, conférant à l’édifice une valeur philosophique. La coupole haute de 37 m et large de 19 m, associée à des demi-coupoles, repose sur 4 piliers octogonaux. Les façades, elles, sont agrémentées de galeries et de contreforts, créant une impression d’étagement et d’élévation. Quant aux deux minarets, ils impressionnent par la finesse de leur sculpture. Cet effet d’escalier géant et de pyramide à degrés se retrouve dans la Sulaymānīyah, qui présente un savant jeu des équilibres et des masses et une étroite cohérence entre les espaces intérieur et extérieur, l’une des grandes nouveautés apportées par Sinan. Avec ses 60 000 m² et ses 500 coupoles, la mosquée impressionne. Si pour cette mosquée, Sinan est contraint par Soliman de reprendre le plan basilical employé par Justinien à Sainte-Sophie – le sultan souhaitant se poser en successeur de l’Empire romain d’Orient –, il n’en apporte pas moins sa vision personnelle, jouant sur le rythme et l’élévation de l’édifice dominé par une superbe coupole de 47 m de haut et de 26,5 m de diamètre. Sinan plaça également la mosquée sur un système de bassins remplis d’eau afin de permettre une plus forte résistance aux fréquents séismes. Les 4 minarets et leurs 10 balcons sont là, quant à eux, pour rappeler que Soliman fut le 4e sultan d’Istanbul et le 10e de la dynastie ottomane. Pour l’anecdote, Sinan, occupé sur d’autres chantiers, prit du retard dans la construction de cette mosquée. Soliman lui en ayant fait la remarque, Sinan s’y consacra pleinement, terminant la mosquée en quelques mois seulement. En récompense, Soliman lui remit la clé d’or de la mosquée et lui offrit de l’ouvrir officiellement pour la première fois. Le chef-d’œuvre de Sinan, la Selimiye, ne se trouve pas à Istanbul, mais à quelques heures de route, à Edirne. Pour la première fois, un architecte ottoman ose rivaliser avec Sainte-Sophie et édifier une coupole à son égale. Tout dans la Selimiye inspire ce mouvement ascensionnel tant recherché par Sinan. Les 4 minarets impressionnent par leurs proportions, 3,5 m de diamètre pour 90 m de haut. La somptueuse coupole repose sur une série d’arcs, trompes et voûtes, créant un effet harmonieux de rythme et d’échos. Surmontés de pignons coiffés en pyramide, les contreforts absorbent les poussées, tout en contribuant à ce mouvement d’élévation. Richement décorée, mais conservant une profonde sobriété, la Selimiye enchante la vue et élève l’âme des fidèles.

Postérité

Par la longévité de sa carrière, autant que par la qualité de ses œuvres, Sinan inspira des générations d’architectes après lui. Parmi ses disciples les plus connus, citons Mehmet Aga, à qui l’on doit la superbe Mosquée bleue d’Istanbul.

Sinan repose dans un mausolée qu’il a lui-même érigé au sein du complexe de la Sulaymānīyah. Le mausolée dispose d’un toit en marbre avec une toute petite coupole, comme un clin d’œil à toutes celles qui firent sa renommée. L’œuvre et la vie de l’architecte sont commémorées chaque année, le 9 avril.