Écrire pour dénoncer

Il est coutume d’entendre que le premier écrivain jamaïcain est Thomas MacDermot, sans doute mieux connu sous l’anagramme de son nom, Tom Redcam. C’est en juin 1870 qu’il voit le jour dans la paroisse de Clarendon et à Trelawny qu’il est élevé dans une famille modeste de cinq enfants. Tout d’abord professeur à la York Castle High School, il rejoint Kingston et le journal Jamaïca Post où il deviendra rédacteur en chef, faisant ainsi métier de son goût précoce pour les mots, une passion qu’il entretiendra en initiant des concours de nouvelles et des recueils collectifs. Mais Redcam est aussi écrivain, et publie, sous pseudonyme, deux romans : Becka’s Buckra Baby en 1903 et One Brown Girl and ¼ en 1909. Le premier, tout particulièrement, est devenu un classique, il y est question de lutte des classes et des disparités entre les communautés noires et blanches, triste conséquence du colonialisme. Mêlant déjà anglais et patois, l’auteur se montre novateur bien que son style soit au demeurant plutôt sobre, mais non dénué d’une certaine ironie. Dans le secret des alcôves, MacDermot est également poète mais il n’aura pas loisir de voir cette partie de son œuvre publiée puisqu’il décèdera à Londres en 1933, des suites d’une longue maladie qui lui aura coûté 11 ans d’exil forcé en Angleterre, source d’inspiration d’un poème patriotique très connu : O Little Green Island Far Over The Sea. Quelques semaines après sa mort, il sera proclamé Poète national lors d’une cérémonie organisée au Ward Theater par la Poetry League of Jamaïca et présidée par le maire de Kingston. Son cadet de 10 ans, Joël Augustus Rogers est un métis qui grandit à Saint Ann’s Bay où, se dit-on, il croisera, enfant, Marcus Garvey qui en est natif, l’un des prophètes du mouvement rastafari et l’un des précurseurs du panafricanisme. Ce n’est pas en littérature que Rogers fera ses armes mais dans le domaine de l’histoire. Il parcourra le monde, également pour ses activités de journaliste, et subira la discrimination raciale. En réaction, il fournira un travail de recherche remarquable sur la culture des Africains, à tel point qu’il sera reconnu comme « The Father of Black History ». C’est à New York qu’il finira ses jours en 1966 après avoir décidé d’être naturalisé Américain en 1917, un choix que fera également Claude McKay (1889-1948) que l’on associe volontiers au mouvement Harlem Renaissance. Ce dernier publie son premier recueil de poésie alors qu’il n’a que 23 ans, interpellant par son usage du dialecte. Cette même année, 1912, il part aux États-Unis étudier l’agronomie, mais la ségrégation est toujours de mise en Caroline du Sud et de là naît son engagement politique qui s’inscrira dans sa prose quand, en 1919, il publiera dans The Liberator le poème If We Must Die, en réaction au terrible Été Rouge qui aura vu se multiplier les crimes racistes. L’Angleterre, la Russie, la France, l’Allemagne, l’Espagne… : ses voyages se feront aussi nombreux que ses rencontres par exemple avec Aimé Césaire et que ses livres, dont certains se découvrent en français, à l’instar de Banjo : une histoire sans intrigue (qui raconte celle d’un docker à Marseille dans les années 1930) publié par L’Olivier en 2022, ou de Retour à Harlem traduit par Nada éditions. À la Jamaïque, l’heure est également à dénoncer les injustices subies par les Noirs et les populations les moins privilégiées de l’île, et ces combats s’affirment grâce à Roger Mais (1905-1955) qui, après avoir exercé mille métiers, rejoint l’hebdomadaire Public Opinion lié au parti politique fondé en 1938 par l’indépendantiste Osmond Theodore Fairclough. Outre ses articles, ses romans (The Hills were Joyful Together, Brother Man, Black Lightning) et ses nombreuses nouvelles, Roger Mais écrira une trentaine de pièces pour la radio et le théâtre, la plus connue étant George William Gordon qui rendait hommage à l’homme qui lui donna son nom, un martyre exécuté suite à la rébellion de Morant Bay survenue le 11 octobre 1865.

Voix de femmes

L’engagement se voudra féministe avec Una Marson. Née près de Santa Cruz en 1905, elle affutera sa plume dans Jamaica Critic avant de devenir rédactrice en chef de The Cosmopolitan dans lequel elle encouragera les femmes à s’émanciper et à s’investir en politique. Elle rejoindra ensuite Londres, et ses fréquents allers-retours, ainsi que les problématiques sexistes ou racistes auxquelles elle aura à faire face, alimenteront et renforceront aussi bien ses convictions que sa poésie. Bien que ni ses recueils (Moth and the Star, Towards the Star) ni ses pièces (London Calling, Pocomania) ne soient disponibles dans notre langue, ils ont pourtant été salués par les plus éminents critiques. Eliot Bliss née Eileen Norah Bliss en 1903 n’est malheureusement pas plus traduite alors que ses deux romans aux forts accents autobiographiques, Saraband et Luminous Isle, exploraient les questions fondamentales du féminisme et de l’homosexualité, et que son journal (en 19 volumes) évoquait ses très riches affinités littéraires, notamment avec Vita Sackville-West.

Dans un autre style, Louise Benett-Coverley accède à la notoriété sous le nom de Miss Lou. Née en septembre 1919 à Kingston, cette femme va en effet s’adresser à un public enfantin auquel elle aura à cœur de faire découvrir le folklore par l’entremise de chansons, d’émissions de radio (Ring Ding) et de spectacles. Le patrimoine est en effet valorisé, exploré, respecté, et c’est d’ailleurs l’étude du créole qui influencera Velma Pollard dans ses recherches poétiques, lui permettant de cultiver dans ses recueils (And Caret Bay Again) une certaine nostalgie des temps passés. Ce travail sur l’oralité et sur la transmission sera également celui qui occupera sa sœur, Erna Brodber, née en 1940 et de trois ans sa cadette. Auteure de plusieurs romans (Myal, Louisiana, Nothing’s Mat, etc.), historienne culturelle intéressée par le lien entre identité africaine et identité caribéenne, elle a été distinguée par plusieurs prix, dont le prestigieux Jamaican Musgrave Gold Award for Literature and Orature en 1999. Cette même dynamique animera Jean D’Costa qui, dans ses ouvrages à destination des adolescents désormais étudiés à l’école, usera tout autant de l’anglais que du créole jamaïcain, Olive Senior, poétesse et romancière, qui a publié sur la culture de la Caraïbe, ou encore Christine Craig, qui a fait découvrir aux enfants l’histoire de son île natale via ses écrits (Quadrille for Tigers, Mint Tea) et une série TV.

Autre public, autre démarche, Michelle Cliff (1946-2016) se tourne vers les adultes et les invite à réfléchir à l’époque postcoloniale avec Abeng (1984), l’un de ses romans les plus connus (avec No Telephone To Heaven et Free Entreprise), qui pourtant met en scène une jeune fille, Clare Savage. Celle-ci, qui indubitablement possède un air de ressemblance avec l’auteure, grandit dans les années 1950 et va peu à peu être amenée à déconstruire la vision de l’esclavage et de l’impérialisme britannique qui lui avait été inculquée. Une quête d’émancipation qui sera également portée par Lorna Goodison, qui a vu le jour en 1947 à Kingston et a été la première femme, à 70 ans, nommée Poétesse lauréate de la Jamaïque. La reconnaissance a peut-être été tardive pour celle qui avait commencé à publier ses poèmes anonymement dans le Jamaica Gleaner à la vingtaine, pourtant, cela n’est pas contradictoire, d’autant plus que ses collaborations et son usage écrit du patois rasta démontrent sa proximité avec la dub poetry, un milieu qui cultive volontiers son côté underground. Cette forme poétique, accompagnée d’un rythme musical mais plutôt scandé que chantée, prend son essor grâce à Linton Kwesi Johnson qui par ailleurs appartenait aux Black Panthers , et à plusieurs représentants de la génération née dans les années 1950 : Jean « Binta » Breeze (1956-2021), Lilian Allen qui a reçu le Prix Juno en 1987 et 1988, Allan Hope dit « Mutabaruka », révolutionnaire et rastafari militant, entre autres. Politique et engagée, Elean Thomas (1947-2004) le sera également, dans la défense des droits des femmes et pour l’indépendance de la Jamaïque (obtenue en 1962 mais toujours dans le cadre du Commonwealth). Sa plume la fera poétesse (Word Rhythms From The Life of A Woman, 1986 ; Before They Can Speak Of Flowers, 1988) et romancière (The Last Room, 1991).

Une nouvelle génération, entre exil et attachement

Il faudrait encore citer Kerry Young qui a su décrire comme personne, dans son roman Pao publié en 2011, la richesse multiculturelle de son île natale, quand bien même elle l’avait quittée pour l’Angleterre à l’âge de 10 ans, un peu à la façon de Margaret Cezair-Thompson, émigrée aux États-Unis, qui n’a de même jamais caché son fort attachement à ses racines ni l’envie de les explorer dans ses œuvres (The True History of Paradise, 1999 ; The Pirate’s Daughter, 2008). L’expatriation semble en effet être la donne pour la génération post-indépendance, et c’est ainsi que Mekeda Silvera fondera une maison d’édition féministe mettant en avant les écrivaines noires au Canada, que Valerie Bloom qui écrit pourtant en créole sera décorée de l’ordre de l’Empire britannique après son départ pour l’Angleterre en 1979, ou que Claudia Rankine, membre de l’Academy of American Poets, occupera la Chaire de Littérature anglaise à l’Université de Californie du Sud. Pour autant, les liens ne sont pas coupés, et la grande voyageuse Nalo Hopkinson le prouve avec audace dans ses publications « afro-futuristes », dans lesquelles elle mêle avec la même ferveur les références classiques (Ursula K. Le Guin), le folklore caribéen et l’activisme noir. Le recueil de nouvelles En direct de la planète minuit (éditions Goater, 2018) donne un bon aperçu de son talent pour l’anticipation qui lui a valu plusieurs prix.

À l’aise dans tous les genres (sociétaux, érotiques), dans toutes les langues (patois, anglais), dans tous les styles (nouvelles, romans, poésie), Colin Channer s’est rapidement fait un nom à l’international en faisant le choix de quitter son île, cela n’empêche pas qu’il soit volontiers comparé au plus célèbre des Jamaïcains, Bob Marley. Enfin, tout aussi éclectique, foisonnante et dynamique, la nouvelle génération possède, pour le moins, au moins trois dignes représentants Marlon James, Kei Miller (By the rivers of Babylon, Zulma, 2019) et Nicole Dennis-Benn (Rends-moi fière, éditions de l’Aube, 2021) qui essaiment de par le monde le formidable talent littéraire et les revendications de leur pays natal.