Evariste de Parny © duncan1890 - iStockphoto.com.jpg
Sépulture du poète Leconte de Lisle, à Saint-Paul. shutterstock - bjul.jpg

Une histoire relativement récente

Il se dit que la Réunion était connue des navigateurs depuis bien des siècles, qu’elle servit d’escale aux Arabes, aux Portugais, aux Néerlandais et aux Anglais. Pourtant, ce sont les Français qui décidèrent de s’en emparer en 1642 et qui alors la baptisèrent, en hommage à la famille royale, île Bourbon. La tentative que fit Louis Payen de s’y installer en 1663 se découvre sous la plume d’Urbain Souchu de Rennefort dans sa Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes orientales en l’isle de Madagascar ou Dauphine, à lire en version numérique et gratuite sur le site de la bibliothèque Gallica. Après bien des péripéties, Payen renonce deux ans plus tard, cédant la place à vingt colons qui avaient embarqué à Nantes quelques mois auparavant, ce que ne manquera pas de relater Georges Azéma, écrivain et historien autochtone né en 1821, dans sa célèbre Histoire de l’île Bourbon. Mais pour l’heure, le territoire, jusqu’alors quasiment désertique, est en plein essor, c’est d’autant plus vrai à partir de 1715 sous le patronage de la fameuse Compagnie des Indes qui s’ingénie à développer la culture du café, exploitation qui rimera malheureusement avec celle des hommes. Ce XVIIIe siècle se nuance de tâtonnements, le vote de l’abolition de l’esclavage ne se concrétise pas, pour la première fois le nom d’île de la Réunion résonne avant d’être délaissé, et pourtant se dessine, par le biais de deux poètes, une légende littéraire qui ne demande qu’à s’écrire.

Nés à quelques mois d’intervalle, respectivement en 1752 et en 1753, Antoine Bertin et Évariste de Parny ont en commun d’avoir quitté à l’âge de neuf ans leur île natale. Le premier étudie à Paris, le second à Rennes, tous deux embrassent une carrière militaire, se rencontrent à la cour et nouent une amitié enrichie par leur appétence respective pour la poésie. Antoine Bertin souffrait d’une santé précaire, il s’éteindra à 37 ans, après avoir beaucoup aimé et un peu écrit. Son œuvre, dont ses plus célèbres élégies, Les Amours, est toujours disponible aux éditions Classiques Garnier et chez L’Harmattan, tout comme celle, plus dense, d’Évariste de Parny qui eut le temps de faire une longue et belle carrière qui le mena, en 1803, jusqu’à l’Académie française. Il reste connu pour ses Poésies érotiques (1778), encensées par Pouchkine, et pour ses Chansons madécasses (1787), adaptation en prose de chansons qu’il disait malgaches et qui illustraient par ailleurs son rejet du colonialisme. Certes, Bertin et Parny s’affirment comme les premiers poètes réunionnais alors qu’ils n’y ont finalement que peu vécu, contrairement à Étienne Azéma, père de l’historien susnommé, qui y vit le jour en 1776, y perdit la vie en 1851, et loua entre-temps la beauté de son pays natal dans ses différents travaux, fables, pièces et poésies. Ainsi allait l’époque, l’île était province française, bien que géographiquement lointaine, et sa littérature s’écrivait aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses limites naturelles, jouissant de l’influence de la capitale qu’elle influençait à son tour.

Allers-retours entre l’île et l’Hexagone

C’est peu ou prou à cette logique que s’accorde l’histoire du texte qui est considéré comme le premier roman réunionnais. Ainsi, Les Marrons se déroule dans l’océan Indien, a été écrit par un métis mais est publié à Paris. Pourtant, si Louis Timagène Houat (1809-1883) choisit la capitale française en 1844 pour y faire paraître son livre, ce n’est guère par choix, mais parce qu’il a été expulsé de l’île qui l’a vu naître, suspecté d’avoir ourdi un complot contre le pouvoir en place, coupable surtout d’avoir pris ouvertement position contre l’esclavage qui ne sera définitivement aboli que quatre ans plus tard. Son roman est une ode à la liberté et au métissage, son titre fait directement référence au surnom donné aux esclaves en fuite. En effet, il y est question de l’amour que se portent un jeune Noir victime de la traite négrière et la jeune fille à laquelle il avait été « offert en cadeau », les tourtereaux préféreront s’enfuir dans les bois plutôt que de subir l’opprobre populaire. Volontairement oublié durant trop longtemps, ce texte a été republié en 2019 par les très belles éditions de l’Arbre Vengeur. Louis-Émile Héry, quant à lui, naît en Bretagne en 1808. Sa vie répond en quelque sorte à celle de Houat puisqu’il chemine à l’envers, s’installe à la Réunion et y ouvre une école, vœu pieux qui avait agité son contemporain. Le rôle de l’instituteur dans la culture littéraire de l’île est important puisqu’il est le premier à avoir fixé à l’écrit une langue qui jusqu’alors ne se pratiquait qu’à l’oral, le créole réunionnais, filtre au travers duquel il passa Les Fables de La Fontaine pour accoucher de ses Fables créoles dédiées aux dames de l’île Bourbon en 1828. Le procédé se veut sans doute plus humoristique que scientifique, toujours est-il qu’il peut être considéré comme une étape initiatique en matière de linguistique. Par ailleurs, Héry fréquente Antoine-Louis Roussin, également né dans l’Hexagone, qui s’est expatrié à Saint-Denis pour des raisons militaires et s’y installera pour des raisons sentimentales. Le hasard de l’achat d’une presse lithographique en 1846 va influencer son destin, il mettra son art au service de projets collaboratifs, albums puis journaux, auxquels participeront des auteurs locaux tels que Héry. C’est également par voie de presse qu’Eugène Dayot (1810-1852) s’emparera de la parole, faisant de son poème Le Mutilé – titre terrible car il illustre les multiples séquelles de la lèpre dont il souffre depuis son adolescence –, son cri inaugural qui, déjà, a une portée politique puisqu’il prône la liberté. Bientôt, Dayot s’affirmera en faveur des droits de l’homme, mais son engagement abolitionniste lui vaudra de tels problèmes qu’il en perdra le journal qu’il avait fondé, Le Créole. L’amour de sa patrie et sa défiance envers les colons rejailliront dans d’autres colonnes, le feuilleton destiné à devenir un roman, Bourbon pittoresque, sera publié dans Le Courrier de Saint-Paul. Fauché par une mort précoce avant d’avoir pu terminer, son œuvre maîtresse restera inachevée.

Comme l’illustrent ces précurseurs, le lien qui unit l’île à l’Hexagone va au-delà de la simple rivalité qui opposerait une province à la capitale puisqu’il y a rapport de domination d’une partie de la population sur une autre. Si les sangs se mêlent, l’heure n’est pas encore à la réconciliation offerte par le métissage comme le rêvait Houat, mais toujours à la discrimination telle que la subira Auguste Lacaussade (1815-1897), refusé par le Collège royal du fait de ses origines mixtes. Qu’importe, ses études nantaises confortent son intelligence précoce que ne cesseront de démontrer ses succès à venir et les publications qu’il obtiendra dans la Revue des deux mondes puis dans celle de Paris, fort prisée des romantiques. Couronné en 1850 par le prix Maillé-Latour décerné par l’Académie française puis, douze ans plus tard, par le prix Bordin remis par l’Institut de France, il est l’auteur acclamé des Salaziennes et de Poèmes et paysages. Las, si sa carrière est brillante, elle reste toutefois dans l’ombre de celle d’un homme qui est en passe de devenir le plus célèbre des poètes réunionnais, Leconte de Lisle, né en 1818 à Saint-Paul. Son œuvre est protéiforme puisqu’il s’essaye aussi bien aux traductions d’auteurs antiques qu’à l’écriture théâtrale, pourtant ce sont trois recueils – Poèmes antiques (1852), Poèmes barbares (1862) et Poèmes tragiques (1884) – qui lui valent la réputation, peut-être excessive, d’être la figure de proue d’un mouvement littéraire, celui des parnassiens. Sans remettre en question son talent, admettons qu’effectivement ses poèmes apparaissaient dans les trois publications (de 1866 à 1876) qui serviront de vitrine, voire de manifeste aux parnassiens qui prônaient « l’art pour l’art » selon le bon mot de Théophile Gautier. La description de la beauté et les références mythologiques prennent ainsi le pas sur ses velléités politiques. Influencé par les thèmes romantiques, le styliste est loué par ses pairs, et le sera par son compatriote, Léon Dierx (1838-1912), lui aussi parnassien. Leconte de Lisle ira jusqu’à conquérir le fauteuil n° 14 de l’Académie française en 1886, quelques mois après que le décès de Victor Hugo l’eut laissé vacant, et avec la bénédiction, se dit-il, du grand homme. Le XIXe siècle s’achève sur cette reconnaissance ultime, le XXe s’ouvre sur un coup d’éclat : un roman réunionnais écrit à quatre mains, mais signé d’un seul pseudonyme, remporte le prix Goncourt en 1909.

XXe et XXIe siècles

Ils étaient deux à se dissimuler sous le nom de Marius-Ary Leblond, deux cousins nés à Saint-Denis et Saint-Pierre, Georges Athénas (1877-1953) dit Marius et Alexandre (Aimé) Merlot (1880-1958) dit Ary. Leur récit, En France, s’attache aux pas d’un jeune étudiant, Claude, qui quitte la Réunion pour intégrer la Sorbonne parisienne. Leur finesse d’observation – et d’esprit ! – leur vaudra de l’emporter sur Jean Giraudoux à l’heure de la remise de la prestigieuse distinction. Si leur roman semble avoir totalement disparu des rayonnages des librairies, demeure un essai – Écrits sur la littérature coloniale – que les éditions L’Harmattan proposent toujours à la vente. En ce début de siècle, la littérature réunionnaise est encore influencée par l’empire colonial, mais sans doute grâce à l’influence de la loi de départementalisation soutenue par Aimé Césaire et adoptée en 1946, un tournant, voire une revendication des spécificités locales, s’affirment. C’est si vrai que naît un courant littéraire, porté tout d’abord par Jean Albany (1917-1984), qui lui donne son nom : « créolie ». L’homme oscillera entre la métropole et son île natale, tout comme il oscillera entre le français et le créole, entre l’écriture et l’oralité. Son recueil Zamal en 1951 reste une étape fondamentale dans cette démarche qu’Axel Gauvin, né en 1946, fera sienne à sa suite, devenant président de l’Office de la langue créole et initiant en 1996 la traduction de son roman Faims d’enfance, paru en 1987, sous le titre Bayalina. Si la question de la graphie s’est posée – différents codes ont été successivement adoptés, Lékritir 77, KWZ puis le Tangol –, celle de la qualité littéraire ne fait aucun doute, comme le confirme la création en 2004 du prix LanKRéol qui récompense des ouvrages écrits en créole. Quelle que soit la langue, ce XXe siècle est fécond, une nouvelle génération d’auteurs, natifs ou imprégnés de leur amour pour l’île de la Réunion, contribuent à ce nouveau souffle, et s’il fallait n’en citer que quelques-uns viennent immédiatement aux lèvres les noms de Jean-François Samlong, Alain Gili, Monique Agénor, Moniri M’Baé, Solen Coeffic…