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L’araignée de mer et autres crabes de mer

L’araignée de mer est sans doute le plus gros de tous les crabes des Antilles. Elle possède de longues pinces et une carapace granuleuse. Comme autre crabe de mer, on peut citer le zagaya (Grapsus grapsus), de couleur gris foncé, vivant sur les rochers et sur les cayes (récifs coralliens). Sur les plages on peut voir aussi de tout petits crabes jaunes utilisés dans la pharmacopée locale pour soigner les otites, d’où une de leurs appellations en créole : krab mal zowey (Ocypode quadrata). En bord de mer se rencontrent également le touloulou (Gecarcinus rubicola), petit crabe rouge et noir qui a fait l’objet dans les siècles passés d’une forte consommation, tout comme le soldat de mer (souda en créole guadeloupéen, Bernard-l’hermite en français populaire) : les chroniqueurs (Du Tertre, Labat) nous disent qu’il était un mets très apprécié. On en tire par ailleurs une huile ayant des propriétés médicinales. À l’intérieur et aux abords des mangroves, nous trouvons le minuscule crabe dit sémafot (« c’est ma faute »), appelé encore, en Guadeloupe, serman, à cause du geste qu’il répète inlassablement avec son plus gros mordant, qui donne l’impression qu’il bat sa coulpe ou prête serment. On l’appelle aussi crabe violoniste. Autres habitants des mangroves et de leurs abords : le mantou (Ucides cordatus), appelé babet en Guadeloupe, et le cirique appelé étrille en français.

On distingue à ce propos 2 genres de ciriques : celui des bords de mer (Callinectes bocourti ou Portunes sebae), et, pourrait-on dire, le cirique des campagnes, sirik lariviè (Guinotia dentata), encore appelé en créole martiniquais krab koutja ou koutja – le terme est passé pour désigner un balourd peu au fait des éléments de la « modernité » des villes.

Maintenant, lorsqu’aux Antilles on parle de crabes sans autre précision, quand on dit que l’on « va aux crabes » (à la pêche aux crabes), il s’agit pratiquement toujours des crabes de terre (Cardisoma guanhumi), même s’il y a, à certaines périodes, une chasse aux mantous, marginale. Le crabe dit de terre, en fait, ne vit jamais très loin de la mer, mais dans des zones dites de « pré-salin » comme par exemple la plaine marécageuse de Rivière-Salée en Martinique ou la région de Morne-à-l’Eau en Guadeloupe, marquée par la culture du crabe au point que ça soit devenu proverbial (Man sé jan Mòn-a-Lo : man an krab la), que l’on peut traduire par : "Je suis de la ville de Morne-à-l’Eau, je vis parmi les crabes".

Les différentes méthodes de capture des crabes de terre

La plus sommaire consiste à fouiller le trou avec l’aide d’une barre à mine ou d’un coutelas, jusqu’à la rencontre du crabe tout au fond (après s’être assuré qu’il y a bien un occupant : la présence d’excréments frais - kaka fré - est un indice). Cette méthode longue et pénible n’est aujourd’hui pour ainsi dire jamais pratiquée. Une autre méthode de pêche est la « chasse aux flambeaux », pratiquée la nuit, particulièrement après des jours de pluie, ou dans la période dite des mariyaj-krab (mariages de crabes), période de reproduction, en mai-juin, où on les rencontre en grand nombre, spécialement en bord de mer (le créole dit :  krab ka kouri, littéralement "les crabes courent"). Le flambeau (en créole sèbi) peut être remplacé par une lampe électrique : braquée sur ses yeux dans la nuit, elle aveugle la bête.

Le concept de la ratière. "Nous n’avons pas inventé la lumière mais nous avons créé la ratière" aiment à s’extasier certaines personnes, juste pour se moquer des chasseurs de crabes les plus mordus. Le moyen de capture fréquent reste la ratière, connue aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique. Elle serait inspirée de la belettière de Normandie (selon Guy Cornely, dans un article de D. Colat-Jolivière et R. Fontès, dans la revue Mofwaz no 3/1980). Comme son nom l’indique, elle a dû servir à la capture des rats. Il s’agit d’un assemblage de 6 planches, avec une partie mobile (la tonbant) qui se referme sur le crabe. La tonbant est maintenue ouverte par un système composé d’une ficelle avec au bout un bâtonnet retenu par un clou fixe et un fil de fer épais traversant par un trou l’arrière de la ratière et auquel on fixe un appât, à l’intérieur, pour le crabe (cet appât est souvent un « nœud » de canne à sucre : an zoko kann).

On peut maintenir le piège fermé avec une pierre posée sur son dessus quand on « tend » la ratière, ou avec des systèmes plus sophistiqués comme le sigré (« secret ») : une lamelle métallique souple est fixée sur un des côtés de « l’entrée » de la ratière, et une encoche est faite sur la partie basse de la tonbant : la lamelle souple ne s’oppose pas à la tombée, mais l’encoche empêche l’ouverture. A la levée (lev), le chasseur fait bouger la lamelle pour ouvrir la ratière.

Il faut aussi noter une méthode que nous avons connue au bas du bourg du François, dans les années 1950 et 1960 : on l’appelait « vidé ba krab », c'est-à-dire remplir le trou de vase pour provoquer la sortie du crabe et sa capture. Il y eut même une évolution (pas propre à la région du François) très peu « écolo » et douteuse du point de vue sanitaire, qui consistait à utiliser une bombe insecticide pour asphyxier l’animal et le faire sortir de son trou...

Les noms créoles pour désigner les crabes

Ils peuvent donner lieu à une réflexion sur les procédés du langage en général. On l’a vu par exemple pour le crabe sémafot (« c’est ma faute ») imaginé faisant acte de contrition perpétuelle, aussi appelé violoniste car il a du joueur l’attitude. On peut citer aussi comme métaphore le crabe zikak, un crabe de terre dont la carapace rappelle la couleur de l’icaque (fruit de l'icaquier). Certaines expressions créoles trouvent leur origine dans les mœurs et les comportements des crabes : fè krab (faire marche-arrière, manquer d’audace – en référence à la façon de se déplacer de la bête). Le terme créole zo, que nous avons déjà entendu pour désigner le crabe, peut être considéré comme une métonymie : la partie la plus importante pour désigner le tout (un crabe étant constitué de beaucoup plus d’os que de chair – et paradoxalement les plus gros, les sokan, ne sont pas toujours ceux qui en ont le plus). L’appellation régionale de zonbi (Petite-Anse, Martinique, selon S. Harpin), pour le crabe de terre aux mœurs nocturnes, est facilement interprétable.

Les croyances magiques autour du crabe

Le crabe est associé à certaines croyances magiques : quand on en voit un dans quelque lieu insolite, là où on ne l’attend pas, comme sur le toit d’une maison, ou encore à midi en pleine rue, on parle de krab voyé – envoyé, avec on ne sait quelle mission à caractère surnaturel. Colat-Jolivière et Fontès signalent comme tjenbwa le krab maré devant le Palais de Justice, le but étant de gagner son procès en « ligotant » la partie adverse (à noter sur ce point l’ingénieuse technique guadeloupéenne des paquets de crabes, qui permet le transport aisé de plusieurs bêtes entrelacées. Nous avons déjà entendu, en créole martiniquais, l’expression maré kon an patjé krab Gwadloup ! qui signifie : "Noué comme un paquet de crabes guadeloupéen").

Persistance de la civilisation amérindienne

Georges-Henri Léotin précise ici combien il nous faut noter la prégnance de la civilisation amérindienne dans la langue et la culture créoles, spécialement en ce qui concerne la cuisine, les habitudes alimentaires (cette culture amérindienne a d’ailleurs aussi marqué l’Europe, alors même que cette dernière a eu pour elle un rôle destructeur : chocolat, tomate, avocat, poivron, pomme de terre… Tout cela est venu d’Amérique sur le Vieux Continent).

Le R.P. du Tertre voyait dans l’existence des crabes un effet de la Providence divine : mettre toujours à la disposition, même des plus miséreux, une nourriture terrestre abondante. Aujourd’hui, la surabondance n’est plus et la consommation de crabes est plutôt occasionnelle. Elle est réservée au lundi de Pâques et de Pentecôte.

En outre, favorisée par la pollution de certaines zones d’habitat (qui ont été contaminées, notamment par la molécule chlordécone) et aux difficultés de reproduction de l’espèce, l’importation tend à supplanter la production locale, sans que l’on gagne en saveur, loin de là ! C’est aussi à une réflexion sur la notion de progrès que la situation de nos crabes et de notre matoutou peut (doit) inviter, sans tomber systématiquement dans la litanie du « c’était mieux avant »…