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Jean-Marie Gustave Le Clézio © Markus Wissmann - Shutterstock.Com.jpg

Une toute jeune littérature

Barthélemy Huet de Froberville prévoyait-il en finançant l’impression de son roman épistolaire Sidner ou les dangers de l’imagination en 1803 qu’il marquerait durablement l’histoire mondiale de la littérature ? C’est ce qu’il réussit à faire néanmoins, non pas pour la qualité discutable de son drame romantique (qu’il ne manqua pourtant pas de dédier à Goethe qui lui fit une réponse qui se prête à toutes les interprétations, de la moquerie à la mansuétude), mais pour avoir été le premier auteur à publier dans l’hémisphère sud. Parfait représentant des colons qui s’installèrent sur l’île, dite alors « de France », le capitaine œuvra par ailleurs à la promotion des cultures que ses voyages l’avaient amené à découvrir, rédigeant par exemple un dictionnaire malgache. Lui qui était né romorantinais en 1761 repose au cimetière de Port-Louis depuis 1835, il aura en outre vécu la transition que connaîtra l’île Maurice en 1810 : la prise de pouvoir par les Anglais ratifiée par le traité de Paris en 1814. Jusqu’alors le territoire avait été occupé sans vraiment de passion par les Hollandais qui y séjournaient de temps à autre depuis 1598, chassant le mythique dodo pour ses œufs et - étrangement - important des cerfs qui se sont particulièrement bien acclimatés, mais c’est surtout sous l’occupation française - à partir de 1715 - que la littérature mauricienne a véritablement commencé à émerger.

Trois axes ont été explorés, marquant les jalons des développements à venir. Le premier est la création d’un mythe fondateur, celui que rédige Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre sous le titre, mondialement célébré, de Paul et Virginie. Au cours de l’un de ses nombreux voyages, le Français aura séjourné sur l’île en 1768, constatant alors les ravages de la déforestation abusive dont il s’alarmait déjà. De cette prise de conscience et de son attachement à la nature il fera vingt ans plus tard l’un des éléments de son roman le plus connu, dépeignant la tristesse d’un paradis perdu auquel il ne manquera évidemment pas d’adjoindre une bien malheureuse histoire d’amour.

Le deuxième axe réside dans le fait que l’île s’invente mosaïque en matière d’influences et de cultures depuis le début de son peuplement. Ainsi les Français ont fait venir, dès 1722, des esclaves natifs des pays voisins, Madagascar ou Afrique de l’Ouest. Le patchwork des langues devient créole mauricien, et celui-ci devient littérature sous la plume de Jean-François Chrestien (1767-1846) qui publie en 1822 Les Essais d’un bobre africain, initiant avec ce recueil de poésies, de chansons populaires mais aussi d’adaptations des Fables de La Fontaine, un inventaire des parlers locaux, modèle qui trouvera bientôt écho dans tout l’océan Indien, notamment à la Réunion.

Le troisième axe, et non le moindre, est l’adoption du français comme langue littéraire intimement liée à Maurice. Cet attachement précoce se révèle dans l’apparition des sociétés littéraires - il faudra tout au moins citer parmi elles La Table ovale et la Société d’Émulation intellectuelle - et la multiplication des revues et autres publications dédiées aux lettres dont le foisonnement n’eut parfois d’égal que la fugacité, bien que certaines, à l’image de L’Essor publié par le Cercle Littéraire de Port-Louis de 1919 à 1956, eurent une influence notable dans un pays qui ne vit naître sa véritable première maison d’édition qu’en 1975. Pour l’heure, au moment où les Britanniques s’emparent de l’île, et à leur grand dam, ils rencontrent une difficulté : imposer leur langue. Bien que l’anglais soit décrété langue nationale en 1844, les autochtones continuent de chanter la Marseillaise après le God save the King et refusent en outre de suivre un enseignement qui ne serait pas en partie dispensé en français (ce qu’ils finiront par obtenir). Difficulté supplémentaire, les Indiens et Chinois que les Anglais ont incité à immigrer par besoin de main-d’œuvre - l’esclavage ayant été aboli en 1835 - jouent du communautarisme et rechignent à abandonner leur culture et leur langue d’origine. De ces partis pris naitront d’une part une continuation de la littérature mauricienne en français qui ne s’est jusqu’à présent jamais démentie, d’autre part une mixité dans les idiomes utilisés qu’il serait fort dommage de ne pas considérer comme une richesse culturelle assez unique.

Créole et coolitude

Dès lors, il est dit que la production ne cessera de s’accroître, rivalisant très rapidement avec les dix-neuf seuls textes parus entre 1800 et 1839. Théâtre, contes, nouvelles, et surtout poésie, tous les genres se prêtent à séduire les lecteurs qui sont de plus en plus nombreux grâce à l’intensification de l’instruction. La seconde partie du XIXe siècle voit naître une génération d’auteurs au nombre desquels il faudra tout de même ajouter leur aîné, Charles Baissac (1831-1892), rien que pour son remarquable travail de collecte des folklores locaux. Tandis que Jean Blaize (1860-1937), futur romancier émérite, quitte précocement son île natale qu’il regrettera sa vie durant, que Raymonde de Kevern (1899-1973) s’adonne à la poésie qui lui vaudra de recevoir le prix de l’Académie française à l’aube de sa maturité, Malcom de Chazal (1902-1981) trace tranquillement son chemin parmi les mots et les aphorismes qui lui permettront de devenir, le moment venu et un peu à son corps défendant, une icône des surréalistes. Si son Sens-Plastique (Gallimard, 1948) est de longue date épuisé, savoir qu’il influença aussi bien André Breton, Georges Bataille que Francis Ponge est gage de son grand talent.

Le XXe siècle se montre tout aussi prometteur, la belle carrière diplomatique du métis Édouard J. Maunick, né en 1931 à Flacq, ne rivalise pas avec sa remarquable production poétique, parfois engagée, qui se découvre aussi bien aux éditions Seghers (50 quatrains pour narguer la mort) qu’au Cherche-Midi (Elle et île : poèmes d’une même passion). Bien sûr, il serait difficile d’évoquer la littérature mauricienne sans faire référence à son quasi contemporain, Jean-Marie Gustave Le Clézio qui, bien que né à Nice en 1940, ne s’est jamais caché de l’influence que l’île de ses parents avait exercé sur lui, au même titre que ses racines bretonnes. Entré dans les lettres à seulement 23 ans avec Le Procès-verbal, il n’a plus jamais quitté ce monde qui l’a vu évoluer jusqu’à l’obtention de la récompense ultime, le prix Nobel de littérature en 2008 alors qu’il venait tout juste de publier Ritournelle de la faim, texte d’inspiration autobiographique rendant hommage à sa mère. L’époque étant décidément féconde, 1941 voit naître dans une famille plutôt modeste celui qui méritera très vite son surnom de « petit Shakespeare de l’océan Indien ». C’est l’indépendance en 1968 qui offre à Henri Favory la possibilité de suivre des cours de théâtre, sept ans plus tard, après avoir écrit deux pièces, il décide d’adopter le créole mauricien, la seule langue qui pour lui reflète la complexité de l’identité nationale. Son Tizan Zoli sert certainement de détonateur à une époque où cette langue souffre d’un certain mépris, toujours est-il que ses pièces, qui prennent de plus en plus un tour politique, rencontrent le succès, à tel point qu’il acceptera, alors que par ailleurs il préfère la force de l’improvisation, que la plus célèbre, Tras, soit imprimée. Son combat pour la reconnaissance du créole, bien qu’il parlerait plus simplement de combat pour le théâtre, sera celui de toute une génération de dramaturges et romanciers, notamment Dev Virahsawmy à qui l'on doit un Zistoir Ti-Prins que n’aurait pas renié Antoine de Saint-Exupéry. De son côté, Alain Gordon Gentil, né en 1952 dans une famille où la culture occupe une place prépondérante, offre à la littérature mauricienne une œuvre engagée, pétrie de journalisme et de réflexion socio-politique, qui, sans jamais perdre son sens critique, offre un œil à la fois féroce et tendre sur la société mauricienne. En plus de documentaires et de nombreux romans (dont certains publiés en France chez Julliard), il a fait paraître un délicieux ABCDaire de l’île Maurice qui dépasse les stéréotypes et offre un autre regard sur l’île, sa complexité et ses contradictions (Pamplemousses Editions, 2019).

En 1992 naît sous la plume de Khal Torabully un néologisme qui désormais incarne un courant de pensée qui se veut aussi littéraire. Dans son texte Cale d’étoiles, l’auteur né en 1956 à Port-Louis, use du terme coolitude, déclinaison du mot coolie par lequel étaient désignés les travailleurs, souvent indiens, parfois chinois, qui remplacèrent les esclaves au XIXe siècle et dont le sort n’était guère plus enviable. Ainsi, Khal Torabully décide de mettre en exergue les influences, parfois lointaines, qui ont donné naissance à l’identité contemporaine de l’île Maurice, et tend à créer une passerelle avec les descendants des premiers esclaves qui ont quant à eux précieusement défendu le créole. En cela, il va encore plus loin que Camille de Rauville (1910-1986) qui avait théorisé l’indianocéanisme mais qui, dans sa volonté de rapprochement puis de définition d’une littérature spécifique à l’océan Indien, s’était cantonné à reconnaître la prédilection pour l’usage du français et l’existence de mythes fondateurs comme seuls dénominateurs communs. Alors, une nouvelle langue, riche de ses métissages, serait-elle en train de s’affirmer dans la littérature mauricienne ?

À en croire le plurilinguisme de deux de ses plus ferventes représentantes, la question semble ne pas avoir à se poser. Ananda Devi est née en 1957 dans le district de Grand Port de parents d’origine indienne, étudiante à Londres, publiant tout d’abord en Afrique, elle vit désormais en France et c’est à Paris qu’elle fait paraître en 2017 un recueil trilingue créole-français-anglais (Ceux du large, éditions Bruno Doucey). Elle est par ailleurs l’auteure de nombreux romans, notamment Eve et ses décombres (Gallimard, 2006) qui reçut le prix des Cinq continents de la francophonie et le prix RFO du livre, Le Sari vert (Gallimard, 2009) et le très essentiel Les Hommes qui me parlent chez le même éditeur en 2011. Shenaz Patel, qui a vu le jour en 1966 à Rose-Hill, joue pour sa part de son bilinguisme en donnant traduction d’œuvres aussi diverses que les albums de Tintin ou les pièces de Beckett. Elle a par ailleurs signé plusieurs romans dont Le Silence des Chagos aux éditions de l’Olivier en 2005. Enfin, nul n’est besoin aujourd’hui de présenter Natacha Appanah mise en lumière par le prix Fémina des lycéens qui lui fut décerné en 2016 pour Tropique de la violence, un roman dans une œuvre déjà féconde qui compte désormais une dizaine de publications. Fille d’engagés indiens, auxquels elle rendait hommage dans son premier opus Les Rochers de Poudre d’Or paru en 2006 chez Gallimard, et par là vraie ambassadrice de la coolitude, elle a pour langue maternelle le créole mauricien mais écrit en français. Elle ne cesse dans ses écrits d’interroger ses racines et donne à voir, tout comme Ananda Devi, une autre vision de son île natale, bien loin des clichés touristiques. Intime et personnel, son dernier roman, La mémoire délavée (Mercure de France, 2023) évoque ses souvenirs d'enfance et, à travers l'histoire de ses aïeux, celle des engagés indiens.