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Une identité métissée

Accordons-nous quelques lignes, tel un court répit, pour nous rappeler qu’avant l’arrivée des Européens, Cuba était habitée d’une part par des indiens Cyboneys, d’autre part par des Taïnos, une ethnie dont la langue et la riche mythologie confirment leur lien avec le continent sud-américain sans que l’on sache précisément à quel peuple ils étaient apparentés, des Mayas du Yucatán ou des Yanomamis d’Amazonie. Vivant de la culture et de la chasse, organisés en société sans que la question de la propriété privée ne se pose, croyant au dieu du bien et à celui du mal, s’adonnant à la pelote, jeu tout autant que rite, nul ne peut estimer combien de temps dura cette parenthèse enchantée avant que ne débarque Christophe Colomb le 28 octobre 1492. Une chose est certaine : il fallut moins de 50 années pour que soit décimée l’entièreté de la population autochtone, malgré les rumeurs reprises par la tradition orale incitant à espérer que des Cyboneys auraient survécu dans les montagnes. Le massacre de Caonao – perpétré par le conquistador Pánfilo de Narváez et ses hommes en 1513 – eut indirectement un impact sur la littérature quand elle se fait philosophie. En effet, le Dominicain Bartolomé de las Casas assista, impuissant, à cet épisode tragique qui forgea sa conviction de la nécessité d’une conquête pacifiste. C’est ce point de vue qu’il soutint lors de « la Controverse de Valladolid » – débat organisé par Charles Quint en 1550 – durant lequel il s’opposa à Juan Ginés de Sepúlveda, également homme d’Église, qui affirmait que les indiens n’appartenaient pas à l’espèce humaine, qu’il n’y avait donc pas lieu de les ménager ou d’hésiter à les asservir. L’écrivain français Jean-Claude Carrière (1931-2021) s’emparera de cette histoire et de son nom, dans un texte devenu un classique, désormais disponible dans la collection Papiers des éditions Actes Sud.

La littérature fleurit malgré tout sur l’île endeuillée, d’abord sous la plume de Silvestre de Balboa Troya Quesada, né aux Canaries en 1563 mais décédé à Cuba en 1640, dont il est dit qu’il est l’auteur de la première œuvre écrite sur place, Espejo de paciencia, qui s’inspire d’un fait réel : l’enlèvement d’un évêque par un corsaire (français !) qui réclama une rançon. Au siècle suivant, en 1730, le Havanais Santiago Pita y Borroto (1694-1755) publia à Séville une pièce de théâtre, Príncipe jardinero y fingido Cloridano, qui racontait la tentative de séduction d’un prince qui se fit passer pour un jardinier pour mieux conquérir sa belle. Cette comédie ô combien chevaleresque donnait surtout une image épicée d’une cour royale qui, cependant, n’était pas inscrite dans un territoire particulier.

La vie intellectuelle commença alors peu à peu à prendre son essor localement, grâce à la création de l’Université de La Havane en 1728 puis à l’apparition de journaux dans lesquels publiaient des poètes tels que Manuel de Zequeira y Arango (1764-1846), premier directeur du Papel Periódico de La Habana et futur gouverneur de la Nouvelle-Grenade, ou Manuel Justo de Rubalcava, son ami, soldat qui s’adonnait également à la sculpture. Ils composèrent avec un autre poète – Manuel Maria Pérez y Ramírez, qui fonda plusieurs revues littéraires – un trio que l’on prit pour habitude de désigner sous le sobriquet de « los tres Manueles ». Pour conclure ce siècle et entamer le nouveau, il faudra enfin citer deux hommes qui allaient ouvrir une voie malheureusement empruntée par nombre de leurs pairs à l’avenir, celle de l’exil politique. Le premier, le prêtre Félix Varela (1788-1853), dut rejoindre en toute hâte les États-Unis à cause de ses opinions et de la parution d’un essai dans lequel il défendait l’abolition de l’esclavage. Le second, José María Heredia y Campuzano (1803-1839), connut également un départ précipité pour New York car il fut impliqué dans l’affaire dite « de los soles de Bolívar », une conspiration secrète visant à débarrasser l’île des colons espagnols. Il publiera ses premiers vers – annonciateurs de son succès ultérieur Himno del desterrado (Hymne de l’exilé) – dans la métropole américaine d’où il entretiendra une abondante correspondance avec Domingo del Monte, éminent critique littéraire de son époque et épistolaire prolixe.

Du romantisme au modernisme

Une autre affaire secoua Cuba dans la première moitié du XIXe siècle, la « conspiración de la escalera », à laquelle seront associés deux poètes qui n’avaient certainement rien d’autre à se voir reprocher que la couleur de leur peau. En effet, des soulèvements d’esclaves agitaient l’île depuis déjà plusieurs décennies et le supposé complot de 1844 entraîna de nombreuses poursuites, notamment à l’encontre de Juan Francisco Manzano – poète né esclave en 1797, ayant pu acheter sa liberté uniquement en 1837, et futur auteur de la tragédie Zafira, – et de Gabriel de la Concepción Valdes, métis usant du pseudonyme de « Plácido » et chantre du courant romantique (La Flor de caña, A une ingrata, Al Yumurí). Ce dernier, très réputé à son époque, également considéré comme le père du mouvement « criollismo », fut pourtant fusillé le 28 juin 1844 à Matanzas, alors qu’il n’avait que 35 ans.

En cette même année, une autre figure du courant romantique crut voir sa vie se terminer. Cela faisait ainsi quatre années que la Cubaine Gertrudis Gómez de Avellaneda s’était installée à Madrid où elle venait de rencontrer son premier succès avec sa pièce Munio Alfonso. Hélas, la passion l’entraîna dans les bras du poète Gabriel García Tassara qui bientôt l’abandonna, enceinte, dans cette ville étrangère. La dramaturge signa alors ses adieux à sa carrière dans Adiós a la lira. Pourtant, son destin ne s’arrêtera pas là : l’enfant ne vivra pas, elle se mariera, sera veuve par deux fois, mais continuera à publier et à accumuler les honneurs. En tant que femme, sa candidature à la Real Academia Española ne fut cependant pas retenue, mais cela ne l’empêcha pas d’être proclamée poétesse nationale sur son île natale. Gertrudis Gómez de Avellaneda est par ailleurs l’auteure du premier roman abolitionniste, Sab (1841), que l’on peut faire résonner avec l’œuvre Cecilia Valdés due à la plume de Cirilo Villarde (1812-1894) qui s’interrogea sur le racisme à travers une histoire d’amour tragique. Par ailleurs défenseur acharné de l’indépendance, il devra se plier à l’exil mais ne cessera jamais la lutte. Sa dépouille a été ramenée à Cuba après sa mort et placée dans une tombe anonyme. Si ce XIXe siècle est déjà celui de tous les combats, en toute logique il voit aussi se forger une identité nationale, d’où l’essor des mouvement dits « costumbrismo » (« coutumes ») et « siboneyismo » (proche de l’indianisme) auxquels prennent part José Maria de Cardenas y Rodríguez (Colección de artículos satíricos y de costumbres, 1847) ou encore Juan Cristóbal Nápoles Fajardo (Rumores del hórmigo, 1856).

Le romantisme s’acheva sans doute par la mort de Juan Clemente Zenéa, fusillé en 1871 à cause de son engagement pour l’indépendance. Le mouvement modernisme, quant à lui, allait intimement être lié à un autre homme politique : José Martí (1853-1895), « martyr de la lutte » et théoricien de la pensée castriste. Ses Vers livres se découvrent aux éditions de L’Harmattan mais il est également possible de lire son « journal de campagne » de 1895 publié en 2021 par le CIDIHCA sous le titre Seule la lumière est comparable à mon bonheur. Le modernisme est par ailleurs incarné par la fulgurante Juana Borrero, morte de la tuberculose à 18 ans en 1896, qui eut tout juste le temps de faire paraître ses poèmes dans des revues littéraires (La Habana Elegante ou Gris y Azul) et de recevoir les encouragements d’un éminent poète, ami de Rubén Darío : Julián del Casal (1863-1893), l’auteur de Hojas al viento (1890) et de Bustos y rimas (1893).

Un XXe siècle toujours agité

Le nouveau siècle s’ouvre en 1902 sur la joie de la première déclaration d’indépendance, très vite étouffée par un climat politique compliqué et un protectorat américain rapidement pesant. L’heure n’est donc pas vraiment propice à la culture, bien que l’on puisse quand même discerner de nouvelles aspirations. Ainsi, le métis Nicolás Guillén se laisse inspirer par l’effervescence de la littérature afro-américaine qui voit le jour aux États-Unis (courant Harlem Renaissance) et initie le « negrismo » dans ses recueils Motivis de Son et Songoro Cosongo, bien que sa poésie repose aussi sur d’autres thèmes, notamment son amour pour Cuba (Tengo) malgré l’exil auquel il sera acculé. Dans les années 1940, ce sont des revues qui servent de porte-voix aux poètes, il faut ainsi citer Orígenes que cofonde José Lezama Lima (1910-1976) qui n’en était pas à son coup d’essai et qui y fera paraître des extraits de son œuvre la plus renommée, Paradiso, à découvrir en traduction aux éditions Points. Ce roman propose diverses entrées mais offre surtout une riche peinture de La Havane à l’aube de la révolution. Les rapports qu’entretiendront Lima et le gouvernement seront compliqués, mais même soumis à de nombreuses entraves, son influence sur les écrivains hispanophones de son temps est indéniable. De la même manière, Virgilio Piñera (1912-1979) sera sous le joug de la censure et subira des condamnations à cause de son homosexualité, il choisira d’ailleurs un temps d’habiter en Argentine où il écrira La Chair de René (disponible en français chez Calmann-Lévy), publié à compte d’auteur en 1952. Ce premier roman est toujours un inclassable mais désormais un classique, ce qui ne laissera pas oublier que son auteur se vit longuement interdit de publication et de représentation de son œuvre théâtrale. Grand voyageur, allant jusqu’à naître à Lausanne en 1904 et à décéder à Paris en 1980, Alejo Carpentier est sans doute l’écrivain cubain ayant acquis la plus grande renommée à l’international. Lui aussi connaîtra la prison pour ses engagements mais reviendra sur l’île qui l’avait vu grandir après la révolution, ayant profité de son exil parisien pour se lier d’amitié avec les surréalistes français. Son œuvre – multiple mais volontiers politique, qui se teinte même parfois d’une touche de réalisme magique – est éditée par Gallimard : Le Partage des eaux, Chasse à l’homme, Le Recours de la méthode

Malgré l’ambiance parfois délétère, une nouvelle génération née dans la seconde moitié du XXe siècle trouve écho au-delà des frontières. Il conviendra ainsi de citer Pedro Juan Gutiérrez, qui vit le jour à Matanzas en 1950 et qui dans Trilogie sale de La Havane (Albin Michel) ne mâcha pas ses mots pour décrire l’envers de la carte postale, invitant le lecteur à le suivre jusque dans les bas-fonds de son pays où, malgré tout, parfois une lueur de joie éclaircit le désespoir. Leonardo Padura, son cadet de 5 ans, délaissera le journalisme pour devenir scénariste et écrivain, notamment de romans policiers. Son titre le plus connu est pourtant plutôt d’inspiration historique puisque dans L’Homme qui aimait les chiens, il s’intéresse à Ramón Mercader, l’assassin de Trotski. Citons aussi Poussière dans le vent (éditions Métailié, 2021) qui reçut le Prix Transfuge du meilleur roman latino-américain. Enfin, le parcours de Zoé Valdés laisse à penser que tout n’est peut-être pas réglé puisque la parution de son livre Le Néant quotidien (Babel) lui coûta en 1995 un exil à Paris, où elle demeure toujours, pour ce qu’elle raconta de la période castriste. La liste de ses romans – et de ses succès – n’a depuis cessé de s’allonger : Danse avec la vie, La Femme qui pleure, Les Muses ne dorment pas